Mohamed Ben Djazia et Naouel Bellili c. Espagne, CDESC, Communication n ° 5/2015, UN Doc. E / C.12 / 61 / D / 5/2015 (20 juin 2017)

CDESC confirme que le droit au logement s’applique aussi aux bails de location d’ordre privé

Conférence de presse de 2015 pour annoncer l’admission par l’ONU de la plainte contre l'Espagne pour l'expulsion de la famille de Mohamed Ben Djazia. Photo: CAES_Asesori

 

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies a constaté que l'Espagne avait violé le droit à un logement convenable en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La décision confirme que toute expulsion de locataires d'un logement de location privé doit respecter le droit à un logement convenable, notamment dans les situations de vulnérabilité. En outre, les États doivent être en mesure de justifier des mesures plus larges ayant une incidence sur le droit au logement, dont la vente de logements sociaux et l'application de recettes fiscales.

Date de la décision: 
20 juin 2017
Forum : 
Comité de Derechos Económicos, Sociales y Culturales de la ONU
Type de forum : 
International
Résumé : 

En octobre 2013, Mohamed Ben Djazia, Naouel Bellili et leurs deux enfants mineurs ont été expulsés du logement qu'ils avaient loué à Madrid, en Espagne, après l'expiration de leur contrat de location privé. L'Espagne traversait alors une crise économique dévastatrice avec des taux de chômage élevés, ce qui avait affecté la famille Ben Djazia-Bellili, les empêchant de payer leur loyer pendant un certain temps. M. Ben Djazia avait fait plusieurs demandes de logement social pendant plus d'une dizaine d’années mais elles avaient été rejetées sans exception. La situation familiale d’incertitude, de précarité extrême et de vulnérabilité a été aggravée par le fait que leurs enfants (d’environ un et trois ans à l'époque) se sont retrouvés sans abri.

Après avoir épuisé les voies de recours internes (c'est-à-dire avoir exercé tous les recours judiciaires valables au niveau national), la famille Ben Djazia-Bellili, représentée par Javier Rubio [Centro de Asesoría y Estudios Sociales (CAES)], (les auteurs), a fait valoir devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies (CDESC) que l'État avait violé leur droit à un logement convenable en vertu de l'article 11 (1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, étant donné qu’ils avaient été expulsés malgré le fait qu'ils ne disposaient pas d’autre logement et sans tenir compte des conséquences de l’arrêté d'expulsion sur leurs enfants. Les auteurs ont également allégué que les procédures judiciaires ayant abouti à leur expulsion n’avaient pas respecté les garanties judiciaires ; par exemple, les tribunaux n'évaluent pas les répercussions des expulsions forcées sur les locataires ni les circonstances particulières de chaque cas. En outre, les auteurs ont fait valoir que les mesures d’aide aux personnes à très faible revenu ou sans revenu ne suffisent pas à protéger le droit à un logement convenable, comme le montre le refus répété de l’État à un logement social à long terme et le manque de soutien d'urgence à court terme malgré le fait que les autorités avaient connaissance de leur situation particulière.

Le 20 juin 2017, le Comité a estimé que « faute d’arguments raisonnables présentés par l’État partie pour justifier qu’il n’a pas pris toutes les mesures possibles et agi au maximum des ressources disponibles, le fait d’avoir expulsé les auteurs sans que les autorités de l’État partie [...] leur aient garanti un autre logement a constitué une violation du droit des intéressés à un logement convenable ». Le Comité a constaté une violation de l'article 11 (1), lu seul et conjointement avec l'article 2 (1) (l’obligation d'adopter des mesures, au maximum des ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits) et l’article 10 (1) du Pacte (l’obligation de fournir une protection aussi large que possible à la famille). Ce faisant, il a fait référence à ses orientations existantes aux États, notamment à l'Observation générale n ° 7 (sur les expulsions forcées) et à l'Observation générale n ° 4 (sur le droit à un logement convenable).

Le CDESC a souligné les obligations positives de l'État de protéger le droit au logement même lorsque l'expulsion est justifiée (par exemple, dans les cas ou « le loyer n’a pas été payé » ou « le logement a été endommagé »). Dans ces cas, certaines conditions doivent être respectées, notamment l'accès à des recours judiciaires effectifs, une véritable consultation préalable des personnes concernées, la prise en considération d'autres solutions, la garantie que l’expulsion n’aboutira pas à la violation d’autres droits, la protection particulière des groupes vulnérables et des mesures raisonnables pour fournir un autre logement.

En examinant les justifications avancées par l'Etat défendeur concernant le manque d'accès à un autre logement, le Comité a noté que, dans ce cas, l'Etat était d’autant plus tenu de justifier ses actes puisque des enfants mineurs avaient été affectés de façon négative. En outre, le CDESC a souligné que « bien souvent, le manque de logements est lié à des problèmes structurels, tels un taux de chômage élevé ou des facteurs systémiques d'exclusion sociale », que les autorités doivent résoudre en prenant des mesures adéquates, opportunes et coordonnées. Faisant référence à sa déclaration de 2016 sur la dette publique et les mesures d'austérité, le CDESC a condamné la vente de logements sociaux à des fonds d'investissement privés par les autorités régionales précisément au moment où le besoin de logements sociaux augmentait, en affirmant qu’ «[...] en période de grave crise économique et financière, tous changements ou ajustements apportés aux politiques doivent être temporaires, nécessaires, proportionnés et non discriminatoires ». Pour finir, bien que la famille s'était vu offrir quelques propositions de logement, le Comité a reconnu que ces offres auraient brisé l’unité familiale, en violation de l'article 10.

Le CDESC a émis des recommandations individuelles exigeant à l'État de veiller à ce que la famille ait accès à un logement convenable, ainsi qu'à une indemnisation financière et au remboursement des frais de justice. Le CDESC a également émis des recommandations générales à l'intention de l'Espagne concernant: a) l'adoption de mesures législatives et / ou administratives visant à garantir que les locataires aient accès à une procédure judiciaire dans laquelle le « juge examine les conséquences de leur expulsion éventuelle ... »; b) l'adoption de mesures visant à remédier au « manque de cohérence entre les décisions rendues par les tribunaux et les mesure prises par les services sociaux »;c) l'adoption de mesures visant à garantir que les arrêtés d’expulsion frappant des personnes n'ayant pas les moyens de se reloger impliquent une « véritable consultation » et des démarches essentielles concernant un autre logement; d) une protection spéciale pour ceux qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité; et e) l'élaboration et la mise en œuvre d'un plan visant à « garantir le droit à un logement convenable pour les personnes à faible revenu »

Application des décisions et résultats: 

Le gouvernement espagnol est tenu de soumettre au Comité, dans un délai de six mois, une réponse écrite décrivant les mesures de mise en œuvre et de publier et diffuser largement la décision, dans un format accessible. Conformément aux directives du CDESC sur le suivi des constatations, les auteurs et les organisations de la société civile / les institutions nationales de droits humains pourront alors également soumettre au Comité des informations concernant la mise en œuvre. L’Observatori DESC, un membre du Groupe de travail sur le litige stratégique du Réseau-DESC (GTLS) basé en Espagne, l'avocat du cas - Javier Rubio (CAES) et l'un des principaux mouvements pour la défense du droit au logement en Espagne, [Plataforma de los Afectados por Hipotecas (PAH)], avec d'autres alliés, mènent actuellement des efforts de collaboration pour surveiller et promouvoir la mise en œuvre du cas.

Groupes impliqués dans le cas: 

Le Centro de Asesoría y Estudios Sociales (CAES) a représenté la famille Ben Djazia -Bellili devant le CDESC.

Les membres du GTLS du Réseau-DESC, Amnistie Internationale (AI), Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), Center for Economic and Social Rights (CESR), Dullah Omar Institute (DOI), Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights (GI-ESCR), Social Rights Advocacy Centre (SRAC), Observatori DESC, Ana Maya Aguirre (Université du Nord de Barranquilla, Colombie) et Jackie Dugard (Université de Witwatersrand, Afrique du Sud), sont intervenus dans l'affaire, conformément à l'article 8 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, l'article 14 du règlement intérieur provisoire du Protocole facultatif et les commentaires sur les interventions de tiers. Ces organisations ont fourni un matériel international et comparatif pour soutenir la décision du CDESC sur ce cas.

Le Rapporteur spécial sur le logement convenable a également présenté une intervention de tiers dans ce cas.

Importance de la jurisprudence: 

Il s'agit de la troisième décision sur le fond en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte et de la deuxième sur le droit à un logement convenable (suite à IDG c. Espagne, CDESC, 2015). Ce cas confirme que toutes les personnes ont le droit à un logement convenable, y compris les personnes vivant dans des logements de location, publics ou privés, et souligne l'importance d'une protection spéciale pour les groupes vulnérables. Il réaffirme également la nécessité pour les États de justifier le caractère raisonnable des mesures pertinentes, conformément à l'article 8 (4) du Protocole facultatif et à la Déclaration de 2007 du CDESC sur l’obligation d’agir au maximum de ses ressources disponibles.

En outre, ce cas met en lumière des problèmes systémiques concernant le droit à un logement convenable en Espagne, aggravés par la crise économique et les relatives mesures d'austérité. Étant donné que les problèmes de logement dans la plupart des pays de l'UE atteignent un point critique, cette décision rappelle à point nommé que les États ont clairement l'obligation de justifier toute vente de logements sociaux aux sociétés d'investissement, ainsi que l'utilisation des recettes fiscales à la lumière des obligations du Pacte. Il met également en évidence la nécessité d’adopter des plans globaux en matière de logement, qui devraient fournir les ressources, les indicateurs, les délais et les critères d'évaluation nécessaires.