La Cour suprême de l'Inde fait valoir les droits des femmes en déclarant inconstitutionnel le divorce instantané

Shayara Bano et autres c. Union indienne et autres, requête (C) no 118 de 2016

La Cour suprême de l’Inde a invalidé la pratique du talaq-e-bidat (qui permettait à certains hommes musulmans de divorcer de leur femme de façon instantanée et irrévocable), au motif que celle-ci était contraire à la Constitution de l'Inde. L’affaire elle-même ne porte pas principalement sur la justice de genre, mais a des implications positives importantes pour la promotion des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes en Inde.

Date de la décision: 
22 aoû 2017
Forum : 
Cour suprême de l’Inde
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

Shayara Bano a été mariée pendant 15 ans. En 2016, son mari a divorcé d’elle au moyen du talaq-e-bidat (triple talaq). Il s’agit d'une pratique islamique qui permet aux hommes de procéder de façon arbitraire et unilatérale à un divorce instantané et irrévocable en formulant le mot « talaq » (terme arabe pour divorce) trois fois en une seule fois sous forme orale, écrite ou, plus récemment, électronique. Mme Bano a fait valoir devant la Cour suprême de l’Inde que trois pratiques – le triple talaq, la polygamie et le nikah halala (pratique exigeant qu’une femme marie un autre homme et divorce de lui de façon à ce que son ancien puisse se remarier avec elle après un triple talaq) – étaient inconstitutionnelles. Elle a fait valoir plus particulièrement que ces pratiques portaient atteinte à plusieurs droits fondamentaux reconnus par la Constitution de l’Inde (Constitution), notamment, par les articles 14 (égalité devant la loi), 15(1) (interdiction de la discrimination notamment fondée sur le genre), 21 (droit à la vie) et 25 (liberté de religion). Sa requête faisait ressortir que la protection contre ces pratiques avait de profondes conséquences pour ce qui est d’assurer une vie digne. Elle affirmait également que la non élimination de la discrimination de jure (de droit) et de facto (de fait) à l’égard des femmes, notamment de la part d’acteurs non étatiques, porte atteinte, directement ou indirectement, non seulement aux droits les plus fondamentaux des femmes, mais aussi à leurs droits économiques, sociaux et culturels, visés par des traités et des pactes internationaux.

Dans cette affaire, la Cour s’est penchée uniquement sur la pratique du triple talaq. En août 2017, la Cour a, par une majorité de 3 contre 2, invalidé la pratique du triple talaq. Deux des juges qui ont voté contre la pratique l’ont déclaré inconstitutionnelle tandis que le troisième s’est appuyé sur des précédents jurisprudentiels pour réitérer qu’une telle pratique était inadmissible en droit islamique.

Selon le jugement majoritaire, le triple talaq est inconstitutionnel au titre de l'article 14 lu conjointement avec l’article 13(1). À cet égard, la Cour a déclaré que la pratique avait été approuvée en droit personnel par la Loi sur l'application du statut personnel musulman (charia) de 1937. La Cour a précisé que « … une action qui est arbitraire, doit nécessairement supposer la négation de l’égalité » et déterminé que, puisque le triple talaq signifie que « … le lien conjugal peut être rompu par caprice sans aucun effort de réconciliation destiné à le préserver », ce caractère arbitraire est contraire à l’article 14. La Cour a conclu que la Loi de 1937 est sans effet dans la mesure où elle reconnaît le triple talaq et en permet l’application, au motif que, conformément à l’article 13(1), toutes les lois applicables immédiatement avant l’entrée en vigueur de la présente Constitution (ce qui comprend la Loi de 1937) sont sans effet dans la mesure où elles sont contraires aux droits fondamentaux énoncés dans la Constitution. La Cour s’est aussi penchée sur la question de savoir si le triple talaq était protégé par l'article 25, mais suivant un examen des précédents et des enseignements islamiques applicables, a conclu qu’il n’était pas essentiel à la pratique de l’Islam.

Application des décisions et résultats: 

Cette décision signifie que le triple talaq n’est plus légal nulle part en Inde. À la suite du jugement, et à sa propre initiative, le gouvernement a déposé un projet de loi érigeant le triple talaq en infraction pénale. La Lok Sabha (chambre basse du parlement bicaméral de l’Inde) a adopté ce projet de loi en décembre 2017 et, suivant la procédure législative de l’Inde, celui-ci est actuellement à l’étude à la Rajya Sabha (chambre haute), où un front uni d’opposition a exigé qu’il soit envoyé à un comité parlementaire pour examen.

Groupes impliqués dans le cas: 

Bharatiya Muslim Mahima Andolan

Bebaak Collective

Commission nationale des femmes

Importance de la jurisprudence: 

Les groupes de défense des droits des femmes et autres organisations de promotion des droits humains et de la justice sociale en Inde ont largement célébré ce jugement historique, qui fait valoir les valeurs constitutionnelles essentielles que sont l'égalité, la dignité et la laïcité. Bien que des femmes musulmanes aient antérieurement contesté en justice le triple talaq, c’était la première fois qu’une femme musulmane contestait un divorce triple talaq au motif qu’il avait été porté atteinte à ses droits fondamentaux au titre de la Constitution. Si Cour n’a pas traité explicitement de la discrimination fondée sur le sexe, il est intéressant de constater que même le jugement dissident signalait « … que tous les intéressés affirment sans équivoque qu'en plus d’être arbitraire, la pratique du « talaq-e-bidat » est discriminatoire à l’égard des femmes. »

La Bharatiya Muslim Mahila Andolan (BMMA), organisation de masse en faveur des droits dirigée par une femme musulmane, et partie à la présente affaire, a réalisé une étude en 2015 qui a révélé qu’environ 1 femme musulmane sur 11 était survivante du triple talaq, ne recevant pour la plupart aucune pension alimentaire ni indemnisation. Du fait de cette pratique, des milliers de femmes se sont retrouvées dans la misère, parfois sans abri du jour au lendemain avec leurs enfants. En Inde, différentes religions (par exemple, les communautés hindoues, musulmanes et chrétiennes) sont régies par leur propre droit personnel pour ce qui est des questions familiales, concernant, par exemple, la succession, les droits de propriété, le mariage, le divorce et ainsi de suite. Il est possible, dans une certaine mesure, de se soustraire à ces régimes de droit personnel. Cependant, ces régimes sont encore très répandus et entretiennent souvent une discrimination systémique à l’égard des femmes. Un analyste signale que « [l]e message sous-jacent de toutes les lois personnelles, quelle que soit la religion, c’est que les femmes ne sont pas égales aux hommes. » Cette réalité empêche les femmes de réaliser leurs autres droits fondamentaux, concernant notamment le logement, la terre et les ressources en général. Comme en témoigne une consultation tenue en 2013 auprès de membres de la Coalition internationale pour l’accès à la terre, « [l]’ampleur de la discrimination fondée sur le sexe dans les lois, coutumes et pratiques peut entraîner de graves inégalités dans la capacité d’accès [des femmes] à la terre et autres ressources naturelles et de contrôle sur celles-ci, et limiter leur participation à la prise de décisions concernant la gouvernance foncière, depuis le milieu familial jusqu’aux institutions locales et nationales. » La décision est particulièrement importante car elle aborde une pratique relevant du droit personnel sous l’angle de l’égalité structurelle et dans le cadre des droits fondamentaux. Désormais, il sera possible, dans une moindre mesure, de mettre en question et contester d’autres lois personnelles discriminatoires concernant les droits fondamentaux.

Comme l’a signalé une juriste qui est intervenue dans ce dossier, « [l]e plus important à retenir, c’est que cela a permis de libérer l'énergie de femmes musulmanes qui s'occupent de cette question depuis 25 ans. » Le dossier a été porté par un militantisme de base acharné et mené de front par des femmes touchées par la pratique, venant renforcer le dynamisme des militantes de la communauté musulmane œuvrant à la réalisation de différents droits humains.

Si cette affaire représente une reconnaissance importante de l'expérience des femmes et une confirmation de leurs droits, les événements qui ont suivi nous rappellent qu’une stratégie soutenue de plaidoyer est nécessaire pour empêcher d'autres groupes de formuler des décisions en appui à leurs propres intérêts. L’Alliance nationale des mouvements populaires (NAPM selon le sigle anglais) relève cette tension en soulignant « … la propension de la classe dirigeante actuelle ... à s'approprier… ce jugement et … s’en servir pour présenter la communauté musulmane comme rétrograde. » Par exemple, le projet de loi du gouvernement a été critiqué par certains analystes, qui affirment qu’il ne vise pas tant la justice de genre que la persécution politique d'une communauté minoritaire. La NAPM souligne également « la nécessité de réaffirmer que le patriarcat doit être combattu à l’intérieur et dans l‘ensemble des religions et la réforme juridique doit aller dans ce sens, en consultation avec les femmes, [et que] [l]a diabolisation de religions minoritaires, suivant une approche majoritaire et autoritaire... sera mise en question par toutes les forces progressives. »

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