Portillo Cáceres et autres c. le Paraguay, CCPR/C/126/D/2751/2016, Communication 2751/2016

Le Comité des droits humains des Nations Unies conclut à des violations du droit à la vie causées par la fumigation des cultures au Paraguay

Une famille de petits agriculteurs (campesinos) du Paraguay a adressé une requête au Comité des droits humains des Nations Unies affirmant que l’utilisation massive d’agrotoxiques avait entraîné l’empoisonnement de plusieurs résidents locaux et la mort de leur proche, Ruben Portillo Cáceres. Le Comité a conclu à des violations du droit des membres de la famille à la vie, au respect de leur vie privée, familiale et de leur domicile et à un recours utile, signalant que l’État n’avait pas assuré une réparation suffisante des préjudices qui en avaient découlé.

Date de la décision: 
25 juil 2019
Forum : 
Comité des droits humains des Nations Unies
Type de forum : 
International
Résumé : 

Le 6 janvier 2011, l’agriculteur Ruben Portillo est mort sur le trajet d’un hôpital à un autre à la suite de fortes nausées et d’une forte fièvre causées par l’ingestion de produits agrochimiques (pesticides et insecticides). Vingt-deux autres membres de la Colonia Yeruticreadaen (« Colonia ») dans le district de Curuguaty au Paraguay ont souffert des mêmes symptômes en même temps.  Le 13 janvier 2011, un groupe d’agriculteurs, résidents de la Colonia, a déposé une plainte au pénal auprès du bureau du procureur du Paraguay alléguant que les grands producteurs de soja dont les terres étaient limitrophes de la Colonia avaient utilisé des produits agrochimiques en violation des normes environnementales et causé les maladies et la mort de M. Portillo.  Les agriculteurs ont également introduit un recours en amparo faisant état de violations des droits constitutionnels, alléguant que l’utilisation de produits agrochimiques avait porté atteinte à leur droit à la vie, à un environnement sain et à une alimentation suffisante, à l’eau, à la santé et à une bonne qualité de vie.

La Colonia est habitée par de petits agriculteurs qui se consacrent à l’agriculture campesina pour leur propre consommation et pour la vente. Depuis 2005, les terres entourant la Colonia ont connu l’une des plus grandes expansions de l’agro-industrie au Paraguay, principalement la production de soja génétiquement modifié, qui demande beaucoup de fumigations agrochimiques.  Le droit paraguayen exige que les agriculteurs qui utilisent des pesticides établissent des zones tampons autour des exploitations agricoles et des cours d’eau limitrophes, normes que l’agro-industrie n’a pas respectées.  Les agriculteurs de la Colonia ont affirmé avoir connu tout un éventail de problèmes de santé, dont des maux de tête, des fièvres, des maux d’estomac et des lésions cutanées, depuis l’expansion de la production de soja.   

En réponse à la plainte au pénal, la Cour pénale du district de Curuguaty a mené une enquête et donné le nom de sept agriculteurs dont les cultures de soja étaient limitrophes à la Colonia comme responsables potentiels.  Même si l’enquête a révélé qu’un puits chez les agriculteurs contenaient des produits agrochimiques interdits, les accusations pénales contre ces sept agriculteurs ont finalement été retirées. Il n’y a jamais eu d’autopsie et les analyses de sang et d’urine des agriculteurs concernés n’ont jamais été intégrées dans le dossier pénal. De plus, les propriétaires et les administrateurs des deux exploitations de soja les plus proches de la population touchée, n’ont jamais été inculpés, même si l’enquête a révélé qu’ils n’avaient pas respecté  les normes environnementales et avaient appliqué des produits agrochimiques sans les conseils techniques nécessaires. En 2017, quatre de ceux qui avaient été accusés initialement ont été accusés encore une fois.

La plainte constitutionnelle a été renvoyée à la Cour pénale de Curuguaty, qui a conclu que le ministère de l’Environnement et le Service national de la qualité et de la santé des végétaux et des semences n’avaient pas appliqué comme il se doit les normes environnementales, entraînant des conséquences potentiellement graves pour la santé de la population de la Colonia. Selon les parties plaignantes dans l’affaire internationale, malgré cette conclusion judiciaire locale, les fumigations se sont poursuivies en toute impunité.

Dans la requête adressée en 2013 au Comité des droits de l'homme des Nations Unies, les parties plaignantes ont allégué que le Paraguay avait porté atteinte à leur droit à la vie, leur droit à l’intégrité physique et leur droit de vivre dans la dignité, reconnus par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en n’ayant pas fait respecter les mesures de contrôle environnemental concernant les fumigations.  Par ailleurs, elles ont fait valoir que leur droit à la protection contre les immixtions arbitraires ou illégales dans leur vie privée, familiale et leur domicile, au titre de l’article 17 du traité, englobait la protection contre l’intrusion de la pollution environnementale causée par des tiers.  Finalement, elles ont fait état de l’absence de recours utile, signalant des failles de l’enquête, telles que des retards, la non-prise en compte de preuves essentielles et le fait qu’on a évité d’engager des poursuites contre certains grands propriétaires agricoles.

L’État paraguayen a fait valoir que le PIDCP ne protégeait pas le droit à un environnement sain, de telle sorte que la plainte était inadmissible.  Le Comité a conclu que les agriculteurs n’invoquaient pas une violation de leur droit à un environnement sain.  Ils revendiquaient plutôt des droits énoncés dans le PIDCP et les requêtes étaient donc admissibles.

Le Comité a examiné les contestations du Paraguay contre les allégations factuelles des agriculteurs. Le Paraguay a fait valoir qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour affirmer que la mort de M. Portillo et les autres maladies avaient été causées par l’utilisation de produits agrochimiques. Cependant, le Comité a fait observer que l’enquête criminelle avait révélé la présence de produits agrochimiques interdits dans un puits d’eau potable.  De plus, le Paraguay n’avait pas fait l’autopsie de M. Portillo et n’avait pas intégré les échantillons de sang et d’urine dans le dossier pénal. L’État n’a jamais non plus apporté de preuves montrant que le niveau de produits chimiques présents dans le sang et l’urine des résidents était normal.  En l’absence de preuves du contraire, le Comité a statué qu’il pouvait considérer que les allégations des parties plaignantes étaient fondées.  Le Comité a également mentionné la vaste documentation qui fait état du danger que pose l’utilisation de produits agrochimiques pour la vie humaine.   

Le Comité a conclu que le Paraguay avait porté atteinte au droit à la vie, rappelant « son Observation générale no  36, où il a établi que le droit à la vie concerne aussi le droit des personnes à vivre dans la dignité et à ne pas subir d’actes ni d’omissions qui entraîneraient leur décès non naturel ou prématuré ». Il a expliqué que les États doivent prendre des mesures positives pour faire face aux conditions générales de la société pouvant menacer la vie, y compris la pollution de l’environnement, même si elles n’ont pas encore mis fin à des vies.  Dans ce cas, les fumigations massives constituaient des menaces à la vie raisonnablement prévisibles.  Les fumigations menaçaient les cours d’eau, les cultures et les animaux que les agriculteurs utilisaient comme source de subsistance.  De plus, le Paraguay a persisté à ne pas faire cesser les fumigations, même si plusieurs entités étatiques ont reconnu leur nocivité et l’absence de contrôle de celles-ci de la part des autorités.

Le Comité a estimé que le Paraguay avait aussi porté atteinte au droit des plaignants au respect de la vie privée, familiale et du domicile énoncé à l’article 17.  L’intoxication a eu des répercussions directes sur les cultures, les arbres fruitiers, le poisson, l’eau potable, la terre et d’autres aspects de leur vie.  Compte tenu que ces agriculteurs tirent leur subsistance de la terre, leurs terres et les environs immédiats entrent dans le champ de protection de l’article 17 concernant la vie privée et le domicile. Finalement, la protection prévue à l’article 17 ne se limite pas à la protection contre l’intrusion.  Les États doivent également respecter le droit à la protection contre des menaces raisonnablement prévisibles.  Comme l’a conclu le Comité, « [q]uand la pollution a des répercussions directes sur le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile, et que les conséquences néfastes de cette pollution sont graves en raison de son intensité ou de sa durée ou de l’atteinte qu’elle porte à l’intégrité physique ou mentale, la dégradation de l’environnement peut nuire au bien-être des personnes et constituer une violation de la vie privée et familiale et du domicile ».

Finalement, comme le Paraguay a omis de mener une enquête en bonne et due forme, d’intégrer les données médicales dans le dossier, de poursuivre en justice certaines parties, de faire cesser les fumigations et d’appliquer les conclusions des procédures judiciaires internes, l’État a porté atteinte au droit des parties plaignantes à un recours utile.   

Application des décisions et résultats: 

Le Comité a demandé au Paraguay d’accorder des réparations aux agriculteurs, particulièrement en menant une enquête exhaustive, en imposant des sanctions pénales et administratives et en assurant la réparation intégrale des préjudices subis, y compris une indemnisation.  Le Paraguay doit faire rapport dans les 180 jours suivant la décision de l’état d’avancement des mesures adoptées pour mettre en œuvre les réparations.

Importance de la jurisprudence: 

L’affaire est particulièrement marquante en raison de la reconnaissance par le Comité des droits humains d’un lien explicite entre la protection de l’environnement et les droits humains dans un cas particulier, s’appuyant sur la jurisprudence connexe d’instances régionales.  Le Comité s’est inspiré de sa récente Observation générale 36, réaffirmant le droit de vivre dans la dignité et signalant que « les États devraient prendre toutes les mesures nécessaires pour faire face aux conditions générales de la société qui pourraient entraîner des menaces au droit à la vie ou empêcher des personnes de jouir de leur droit de vivre dans la dignité, conditions dont fait partie la pollution de l’environnement. »

Nous remercions particulièrement de ses contributions le membre du Réseau DESC : Program on Human Rights and the Global Economy at Northeastern University (PHRGE).