Décision no 3-19-JP / 20 et affaires accumulées

Décision de la Cour constitutionnelle de l’Équateur reconnaissant officiellement le droit aux soins revenant aux femmes enceintes et allaitantes, mettant l’accent sur les droits des employées du secteur public.

Date de la décision: 
5 aoû 2020
Forum : 
Cour constitutionnelle
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

La Cour constitutionnelle a accumulé 19 affaires concernant des femmes qui, au moment des faits en question, étaient enceintes, allaitantes ou en congé de maternité et occupaient différents postes dans le secteur public, régi par la Loi organique du service public (LOSEP). La Cour traite de la violation des droits des femmes enceintes et allaitantes et prévoit d’autres garanties en reconnaissant officiellement le droit aux soins.  À cet effet, la Cour : 1) démontre que les affaires sont représentatives de la situation et des expériences de plusieurs femmes en Équateur ; 2) reconnaît que les droits des femmes enceintes et allaitantes sont protégés par la Constitution de l’Équateur et existent dans les instruments du droit international relatif aux droits humains ; 3) reconnaît que le droit aux soins comprend et découle d’autres soins ; 4) offre des exemples d’atteintes pouvant être portées à ce droit et à d’autres droits des femmes enceintes et allaitantes ; 5) reconnaît le droit à la protection judiciaire en rapport avec ces droits et ; 6) élabore des mesures de réparation intégrale de la violation de ces droits.

La Cour reconnaît d’abord que les requérantes représentent fidèlement les expériences de plusieurs femmes en Équateur.  Les affaires présentent des exemples de femmes confrontées à des obstacles pour obtenir la permission d’aller passer un examen médical, d’employeurs obligeant les femmes à changer de poste (souvent pour un poste moins bien rémunéré) pendant la grossesse ou au retour d’un congé de maternité, d’employeurs ignorant ou congédiant des femmes qui ont demandé un changement de poste ou de lieu de travail en raison de risques pour la santé, du manque d’espaces d’allaitement adéquats et de stigmatisation en milieu de travail en général.

Pour démontrer l’existence du droit aux soins, la Cour fait appel à la Constitution de l’Équateur et énumère les droits applicables, à savoir : le droit à la santé sexuelle et reproductive (articles 332 et 363 (6)), le droit à l’intimité personnelle et familiale (article 66 (20)), le droit au travail (article 33), l’interdiction de la discrimination (articles 11 (2) et 43 (1)), le droit à une protection spéciale (articles 35 et 43), et le droit à l’allaitement (articles 43 et 332). La Cour cite également les instruments internationaux applicables, notamment l’article 11 (2) de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui porte sur la discrimination à l'égard des femmes au travail.  La Cour déclare que les droits énumérés englobent le droit aux soins. 

Comme l’explique la Cour, le droit à la santé sexuelle et reproductive exige expressément que l’État respecte, protège et mette en œuvre ce droit.  La Cour constitutionnelle signale qu’elle est en train d’établir l’étendue et le contenu de ces droits  conformément à ses obligations en tant que partie intégrante de l’État. De plus, l’article 43 (3) de la Constitution stipule que l’État doit garantir « la protection prioritaire et le soin de leur santé intégrale et de leur vie pendant la grossesse, l’accouchement et le post-partum ». Pour étayer sa lecture, la Cour examine toutes les autres utilisations du mot « soin » dans la Constitution, concernant notamment les droits des personnes âgées (article 38), des adolescent-e-s (article 46), des personnes privées de liberté (article 51), les responsabilités familiales  (article 69), et le travail (articles 325 et 332). La Cour fait également référence au droit international en ce qui concerne le droit aux soins, citant notamment les droits des aînés, la Convention relative aux droits de l’enfant, le Programme de développement durable à l'horizon 2030 des Nations Unies et les Conférences régionales des femmes d’Amérique latine et des Caraïbes.

La Cour compare tous ces droits au principe du « sumak kawsay », mentionné dans le préambule de la Constitution, qui concerne les notions du « bien-vivre » en harmonie avec sa communauté et en relation avec tous les êtres vivants.  Deux autres principes sont la relationnalité et la réciprocité.  L’une des principales obligations de l’État est d’assurer le sumak kawsay et la Cour affirme que le sumak kawsay, ainsi que les articles de la Constitution susmentionnés, démontrent l’existence du droit aux soins que la Cour reconnaît maintenant officiellement.

Comme dans le cas des autres droits constitutionnels, la Cour décrit le droit à la santé comme étant constitué de trois éléments 1) le ou la titulaire, 2) le contenu et l’étendue du droit et 3) l’entité liée par les obligations.  Le ou la titulaire du droit est n’importe quelle personne.  Les soins peuvent être exercés par le ou la titulaire en tant que droit à l’autogestion de sa santé ou comme obligation et responsabilité d’autres personnes, entités ou de l’État en tant que droit de recevoir des soins. À titre de droit reconnu, le droit aux soins permet à une personne ou à un groupe de personnes de faire ou ne pas faire une chose et d’exiger que des tiers fassent ou ne fassent pas une chose.  Le ou la titulaire peut avoir des attentes positives (action) ou négatives (omission) par rapport à un sujet qui a des obligations corrélatives au droit.  La reconnaissance du droit permet à son ou sa titulaire, qui estime que le droit a été violé, de revendiquer ce droit au moyen de garanties judiciaires.  La personne liée par des obligations est toute personne qui, en rapport avec des responsabilités établies par accord ou par le système juridique, doit prodiguer des soins au ou à la titulaire.  L’obligation de soins en général ne fait pas la distinction entre les femmes et les hommes ou entre les sphères publique et privée.

Les femmes enceintes et allaitantes ont le droit aux soins en milieu de travail.  Le droit aux soins réunit toutes les obligations qui découlent du droit au travail. Pendant la grossesse, le lieu de travail doit : 1) traiter les femmes avec dignité ; 2) permettre l’accès à tous les services de santé nécessaires ; 3) adapter l’espace physique de façon à ce qu’il soit sûr, adéquat et facile d’accès ; 4) prendre des mesures administratives visant à prévenir tout type de stigmatisation, de harcèlement ou de discrimination en lien avec une grossesse, faire enquête sur de tels cas et en punir les responsables ; 5) apporter de l’aide quand la femme ressent une douleur ou un malaise quelconque, si celle-ci en fait la demande ; 6) empêcher toute ingérence dans la vie personnelle et les décisions liées à la santé reproductive des femmes ; 7) apporter des soins d’urgence, pouvant inclure le transfert à l’hôpital ou à un centre de santé, si nécessaire ; 8) respecter les horaires d’allaitement et promouvoir une bonne hydratation ; 9) éviter l’exposition à des substances chimiques, à des vapeurs toxiques, à la radiation ou toute autre situation similaire nuisible à la santé ; 10) encourager les pauses ; 11) éviter les exigences physiques inappropriées ; 12) assurer l’accès aux toilettes et leur utilisation sans restriction ; et 13) éviter les horaires de travail inappropriés et favoriser d’autres modalités de travail.

Après qu’une femme a donné naissance, l’employeur doit garantir un congé de maternité payé de douze semaines et dix jours de congé de paternité. Si plus d’un enfant est né, le congé doit être prolongé de dix jours pour la mère et de cinq jours pour le père. Pendant la période d’allaitement, l’employeur doit 1) garantir qu’une permission soit accordée pour les soins du nouveau-né deux heures par jours pendant douze mois après la fin du congé de maternité ; 2) accorder le temps et l’espace nécessaires pour l’allaitement ; 3) garantir le congé de paternité de sorte que les hommes puissent assumer les responsabilités parentales obligatoires ; 4) offrir des services de soins de santé ; et 5) faire enquête sur les personnes qui entravent, restreignent ou empêchent l’allaitement ou l’exercice du droit aux soins et les sanctionner. Les femmes ne sont pas tenues d’informer leur employeur de leur grossesse, mais elles doivent le faire pour pouvoir exercer leur droit aux soins au travail.

La Cour traite de l’interaction entre le droit aux soins et divers types d’emploi, notamment, les contrats de services occasionnels, les nominations à titre provisoire et les postes à la discrétion du gouvernement. 

Aucun contrat ne peut être résilié en raison d’une grossesse ou de l’allaitement.   Dans tous les types de contrat, les femmes enceintes bénéficieront d’une protection spéciale jusqu’à la fin de la période d’allaitement.  La protection spéciale consiste à garantir la même (ou une meilleure) rémunération que celle reçue avant la grossesse, le respect du congé de maternité et un environnement de travail adéquat.  Dans le cas où une travailleuse est licenciée parce qu’elle est enceinte ou qu’elle allaite, le licenciement est nul.  La femme peut reprendre son poste immédiatement ou, si elle ne le souhaite pas, bénéficier d’une indemnisation et de mesures de réparation.  Partant des affaires accumulées, la Cour signale que le meilleur moyen de répondre aux réclamations des femmes enceintes ou allaitantes est l’action de protection, sans que cela n’empêche les personnes de recourir à des voies administratives ou à d’autres voies juridictionnelles qu’elles considèrent appropriées et efficaces. 

La Cour décrit plusieurs indicateurs – structurels, de processus et de résultat – qui devraient être utilisés pour élaborer de nouvelles politiques publiques et évaluer l’application du droit à la santé. Les indicateurs structurels exigent la reconnaissance du droit dans le système juridique équatorien, l’existence d’un appareil juridique assurant la réalisation des droits reconnus et des politiques, des plans et des programmes permettant leur application.  Les indicateurs de processus devraient mesurer la qualité et l’ampleur des efforts déployés par l’État pour assurer l’application des droits, en mesurant l’étendue, la couverture et le contenu des stratégies, plans, programmes, politiques ou autres activités et interventions visant tout particulièrement l’atteinte d’objectifs qui correspondent à la réalisation d’un certain droit.  Les indicateurs de résultat devraient mesurer l’impact réel des stratégies, programmes et interventions de l’État, et apporter une mesure quantitativement vérifiable et comparable de la réalisation progressive du droit.

Finalement, la Cour ordonne aux instances législatives compétentes de présenter des projets de loi visant à adapter le système juridique aux paramètres de cette décision et des normes internationales qui régissent en la matière ; aux organismes du travail et de la santé de réaliser un diagnostic de la situation et établir tous les indicateurs permettant de mesurer la réalisation progressive du droit aux soins et de mettre en œuvre une politique de protection au travail pour les femmes enceintes et allaitantes ; et aux organismes judiciaires d’élaborer des indicateurs et des rapports.  Les établissements publics où travaillent des femmes en âge de procréer doivent aménager des espaces d’allaitement et, là où il y a plus de vingt personnes, hommes ou femmes, qui ont la charge d’enfants, mettre en place des centres de la petite enfance et des garderies, ou garantir la disponibilité de services de garde d’enfants à proximité du lieu de travail.  Les organes directeurs des politiques du travail, de la santé, de l’inclusion et de l’égalité doivent élaborer et mettre en œuvre un Modèle d’environnements de travail favorables aux soins.  Les organes directeurs des politiques du travail, de la santé et de l’inclusion doivent entreprendre une campagne permanente de sensibilisation, de protection et de promotion de l’allaitement dans les espaces publics.

Importance de la jurisprudence: 

Si la Cour affirme que le droit aux soins pour les femmes enceintes et allaitantes existe déjà dans la législation équatorienne, cette affaire sert à reconnaître officiellement ce droit, à qui il revient, qui est tenu d’y adhérer et comment il peut être violé au travail. Fait important, la Cour souligne que les expériences des femmes concernées dans les affaires consolidées représentent les expériences réelles de plusieurs femmes au travail.  La Cour cite différentes statistiques pour montrer le manque excessif de femmes au travail et détermine que les responsabilités familiales constituent un fardeau qui retombe traditionnellement sur les femmes et nuit à leur capacité de travailler.  L’officialisation du droit aux soins permet de faire en sorte que le fardeau ne pèse pas uniquement sur les femmes et que les employeurs ne discriminent pas les femmes moins nombreuses qui travaillent actuellement.

La Cour décrit expressément les nombreuses responsabilités des employeurs et les formes de violation du droit aux soins peut être violé du-delà du congédiement discriminatoire. De plus, la Cour prévoit des dispositions visant l’indemnisation des femmes qui subissent un licenciement discriminatoire ou dont les droits ont été violés de toute autre façon.  Et surtout, la Cour charge certaines instances de créer de nouvelles politiques et de réformer des lois, ainsi que d’élaborer des indicateurs pour mesurer l’efficacité de la loi visant à protéger le droit aux soins, tout cela dans un délai déterminé.  Ces instances sont aussi tenues de tenir la Cour informée de leurs actions.

Pour leurs contributions, merci tout spécialement aux membres du Réseau DESC :  le Program on Human Rights and the Global Economy (PHRGE) at Northeastern University.