Daniel Billy et al. contre l'Australie (requête des insulaires du détroit de Torres)

Date de la décision: 
22 sep 2022
Forum : 
Comité des droits de l'homme de l'ONU
Type de forum : 
International
Résumé : 

Les auteurs, les peuples autochtones des îles du détroit de Torres, ont introduit une requête contre l'Australie pour violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Les requérants ont fait valoir que l'action insuffisante de l'Australie en matière de climat violait leurs droits humains, en vertu des articles 6 (droit à la vie), 17 (droit à la vie privée, familiale et au domicile), 24(1) (droit de l'enfant à des mesures de protection) et 27 (droit à la culture) du PIDCP. 

La requête autour du droit à la vie était centrée sur les impacts sur les moyens de subsistance et l'accès à la nourriture. Les températures élevées et l'acidification des océans liées au changement climatique menacent la production alimentaire des insulaires : « Les herbiers marins et les espèces dépendantes ont disparu. Alors que les écrevisses constituent une source de revenus fondamentale pour les auteurs, ils ne trouvent plus d'écrevisses dans les zones où le blanchiment des coraux a eu lieu. » Il en va de même pour d'autres « espèces marines culturellement importantes ». En outre, l'érosion a augmenté les inondations dans les terres agricoles, et le sel de l'eau de l'océan tue les cultures de sorte que « les zones précédemment utilisées pour le jardinage traditionnel ne peuvent plus être cultivées. » Par exemple, l'eau salée des inondations a tué les cocotiers, « de sorte qu'ils ne produisent plus de fruits ni d'eau de coco, qui font partie du régime traditionnel des auteurs. » Cette situation accroît la précarité financière des insulaires, car elle les rend « dépendants de produits importés coûteux qu'ils ne peuvent souvent pas se permettre. »

Les requérants ont invoqué une violation de l'article 17, le droit de ne pas subir d'immixtion arbitraire ou illégale dans sa vie privée, sa famille et son domicile, car ils appartiennent à l'une des populations les plus vulnérables aux effets du changement climatique. L'élévation du niveau de la mer menace d'inonder les îles de faible altitude, les rendant inhabitables. En effet, « environ un mètre de terre est perdu chaque année ». Les requérants affirment que l'Australie n'a « pas réussi à empêcher une perte de la vie prévisible » et un déplacement permanent des requérants au cours de leur vie : l'élévation du niveau de la mer menace de rendre les îles « complètement inondées et inhabitables » d'ici 10 à 15 ans.

Les requérants ont également invoqué une violation de l'article 27, le droit des minorités à la jouissance de leur culture. D'une part, les conditions météorologiques imprévisibles dues au changement climatique font qu'il est « plus difficile pour les auteurs de transmettre leurs connaissances écologiques traditionnelles » aux jeunes générations. De plus, l'élévation du niveau de la mer menace les tombes familiales et les lieux de sépulture ancestraux et réduit la possibilité de pratiquer leur culture traditionnelle et de la transmettre à la génération suivante. Pour certains des auteurs, « l'entretien des cimetières ancestraux, la visite et la communion avec les parents décédés sont au cœur de leur culture, et les cérémonies les plus importantes n'ont de sens culturel que si elles ont lieu sur les terres autochtones de la communauté dont c'est la cérémonie ».

Les requérants ont également invoqué une violation de l'article 24(1), droit de l'enfant à des mesures de protection ; cependant, le Comité n'a pas abordé ce droit dans sa discussion sur le fond.

Le gouvernement australien a fait valoir que (1) des mesures spécifiques d'adaptation et d'atténuation sont prises pour faire face au changement climatique, rendant les réclamations des requérants sans objet ; et (2) l'Australie ne peut pas être le seul responsable des impacts du changement climatique sur sa population car il s'agit d'un phénomène mondial. En ce qui concerne l'article 6, l'Australie a soutenu que le préjudice était basé sur des spéculations de préjudice futur qui ne s'est pas produit, par opposition à un préjudice existant dû aux actions ou omissions de l'Australie.

Le Comité des droits de l'homme n'a pas constaté de violation de l'article 6. Le Comité a d'abord défini le droit à la vie selon la Convention. Il a déclaré que « le droit à la vie ne peut être compris correctement s'il est interprété de manière restrictive ». Au lieu de cela, il « exige des États parties qu'ils adoptent des mesures positives pour protéger le droit à la vie, notamment « les menaces raisonnablement prévisibles et les situations mettant la vie en danger qui peuvent entraîner la perte de la vie. » Cela « peut inclure les impacts négatifs du changement climatique ». Cependant, le Comité a convenu avec l'Australie que les préjudices allégués sont trop dans le futur et trop ténus pour établir un « risque prévisible d'être exposé à une mise en danger physique ou à une extrême précarité qui pourrait menacer leur droit à la vie. » En outre, le Comité a reconnu les divers programmes d'infrastructure conçus pour atténuer la submersion et l'inondation des îles du détroit de Torres afin de remédier aux effets du changement climatique sur les requérants.

Le Comité a estimé que l'Australie avait violé l'article 17, le droit de ne pas subir d'immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille et son foyer. Le Comité attribue à l'État la responsabilité de prévenir une telle ingérence lorsqu'elle est « prévisible et grave », notamment lorsque cette perturbation est causée par le changement climatique. En outre, la dépendance à l'égard de la vie marine, des cultures terrestres, des arbres et de l'ensemble de « l'écosystème environnant » sont des composantes essentielles de ce droit et sont donc protégées par celui-ci. Bien que le Comité ait pris note des vastes programmes cités par l'Australie sur la manière dont elle s'attaque au changement climatique, le Comité a estimé que le retard dans la mise en œuvre de ces projets constituait toujours une violation de l'article 17.

Le Comité a estimé que l'Australie avait violé l'article 27, le droit à la jouissance de la culture. Le Comité a défini l'objet de ce droit comme étant « d'assurer la survie et le développement continu de l'identité culturelle », ainsi que « le droit des peuples autochtones de jouir des territoires et des ressources naturelles qu'ils utilisent traditionnellement pour leur subsistance et leur identité culturelle ». Le Comité a également estimé que le retard de l'Australie dans la mise en œuvre des mesures d'adaptation - indépendamment de leur existence - constituait une violation de l'article 27. Plus précisément, le Comité a noté que les impacts du changement climatique ont « érodé leurs terres traditionnelles et les ressources naturelles qu'ils utilisent pour la pêche et l'agriculture traditionnelles et pour les cérémonies culturelles qui ne peuvent être réalisées que sur les îles ». Le fait que l'Australie « n'ait pas adopté en temps voulu des mesures d'adaptation adéquates pour protéger la capacité collective des auteurs de maintenir leur mode de vie traditionnel, de transmettre à leurs enfants et aux générations futures leur culture et leurs traditions et l'utilisation des ressources terrestres et marines révèle une violation de l'obligation positive de l'État partie de protéger le droit des auteurs de jouir de leur culture minoritaire ».

Application des décisions et résultats: 

Le Comité a déterminé que l'Australie devait (1) fournir aux insulaires une compensation adéquate pour le préjudice subi ; (2) entamer des consultations avec les insulaires afin de mener des évaluations des besoins ; (3) continuer à mettre en œuvre des mesures d'adaptation au changement climatique ; et (4) prévenir des violations similaires à l'avenir. L'Australie a 180 jours pour informer le Comité des mesures prises pour mettre en œuvre la décision.

Importance de la jurisprudence: 

Il s'agit d'une première pour l'avancement de la protection de l'environnement au niveau du droit international, ainsi que pour l'avancement des droits des personnes autochtones. Il s'agit d'une action en justice couronnée de succès, fondée sur les droits humains, intentée par des habitants d'îles basses vulnérables au climat contre un État-nation. C'est également la première fois qu'un organe des Nations unies estime qu'un État a violé le droit international des droits humains en raison d'une politique climatique inadéquate, établissant ainsi que le droit des droits humains s'applique aux dommages climatiques. C'est également la première décision reconnaissant que la culture des peuples autochtones est menacée par les effets du changement climatique.

Le Comité a notamment rejeté les efforts déployés par l'Australie pour esquiver la responsabilité du changement climatique en l'attribuant à un phénomène « global » et international plus vaste, créant ainsi un précédent interdisant aux États de se cacher derrière l'argument de la simple goutte d'eau dans l'océan et de ne pas prendre en charge leur propre responsabilité en matière d'atténuation du changement climatique.