BLOG: Premières impressions sur le projet de Protocole facultatif se rapportant à l'instrument juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits de l'homme

Date de publication : 
Samedi, 13 octobre 2018

 


Un instrument inefficace ? Premières impressions sur le projet de Protocole facultatif se rapportant à l'instrument juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits de l'homme 


Rédigé par les membres du Réseau-DESC : Gabriela Kletzel et Andrés López Cabello, Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS) et Daniel Cerqueira, Due Process of Law Foundation (DPLF).

---- Ce blog, que nous republions ici, fait partie de la série de Zero Draft Blog (lien externe)lancé par le Business & Human Rights Resource Centre (lien externe)sur le projet de traité contraignant sur les entreprises et les droits de l'homme. Le blog est partie intégrante du travail du Resource Centre visant à mettre en évidence les principaux développements et possibilités de changement, dans le but de donner aux défenseurs de la société civile, des gouvernements et des entreprises les preuves et les conseils nécessaires pour les aider à définir leur position et leur engagement dans le processus des traités. ----

À première vue, les avant-projets de l’Instrument légalement contraignant (IJC)et du Protocole facultatif (PF)soulèvent de sérieux doutes quant à savoir s'ils apportent une valeur ajoutée aux efforts visant à amener les entreprises à répondre des violations des droits humains. Le projet d’IJC établit comme l’un de ses principaux objectifs« un accès réel à la justice et à des recours pour les victimes deviolations des droits humains dans le cadre des activités des entreprises ». Cependant, selon le PF, la mise en application se ferait surtout au moyen de mécanismes nationaux de mise en œuvre et d’un comité international d’experts, qui ont tous deux de faibles pouvoirs de surveillance et de contrôle.

Bien que le présent texte porte sur le PF, nous ne pouvons passer outre le fait que l’IJC réduit les chances d’améliorer la responsabilité des entreprises, particulièrement en ce qui concerne l’accès réel à la justice et à des recours. Nous devons encore une fois exprimer notre désaccord avec le champ d'application limité du projet de traité. Le texte actuel exclut les entreprises qui agissent uniquement dans les limites de la juridiction de l'État où elles sont établies. Notre expérience en Argentineet dans d'autres pays latinoaméricains indique que les entreprises de ce type peuvent aussi être associées à des violations des droits humains.Il est donc de la plus grande importance d’élargir le champ d’application de l'IJC au-delà des activités des entreprises de caractère transnational.

Même dans le cas de sociétés transnationales, l’IJC permet l’impunité des sociétés dans son article 11.10 qui, dans certaines situations, établit des exceptions à l'exécution des jugements à la demande de la société défenderesse. Certaines des exceptions sont fondées sur des critères extrêmement vagues, tels que des situations « contraires à la politique publique » de l’État dans lequel l’exécution du jugement est sollicitée.

De plus, l’IJC ne tient pas suffisamment compte des obligations extraterritoriales des États. Bien qu’il mentionne l’obligation qu’ont les États d’origine et d’accueil des entreprises fautives d’offrir des recours et d’exercer leur devoir de vigilance, l’IJC n'établit pas d'obligations concrètes. Par exemple, il n'aborde pas la question du forum non conveniens (pouvoir de renvoyer une affaire à une autre instance qui est mieux à même de la juger) ni la doctrine de l’écran social, parmi les outils juridiques fréquemment utilisés pour éviter toute responsabilité des « sociétés mères » et des actionnaires d’entreprises transnationales associées à des violations des droits humains.

Malheureusement, la récente publication du PF n'a fait qu’accentuer nos nombreuses préoccupations concernant les aspects de fond et de procédure de l’actuel projet de traité. Le cadre d’application du PF mise sur le Mécanisme national de mise en œuvre (MNMO) pour assurer le respect, la surveillance et la mise en œuvre de l’IJC, ainsi que sur un comité d’experts (Comité), établi en vertu de l’article 14 de l’IJC, qui aurait compétence pour recevoir et examiner les plaintes individuelles.

La plus grande partie du texte du PF règlemente la création et les fonctions du Mécanisme national de mise en œuvre (MNMO).Cependant, ce mécanisme ne constitue pas un moyen efficace de surveillance et de réparation des violations commises par des entreprises. Selon le projet de texte, le MNMO servira de médiateur entre les parties en cause afin de concilier des positions opposées dans un processus dit de règlement amiable. Le fait que le mandat des MNMO soit axé sur ce type de processus de médiation est très problématique. L’expérience montre que ces instances servent souvent aux États de tactiques dilatoires. Ces processus ne fonctionnent bien que lorsque des asymétries extrêmes entre les parties concernées sont contrebalancées par des arrangements institutionnels appropriés. Il est à tout le moins fondamental de créer un service public doté d’avocats spécialisés pour représenter les intérêts des victimes dans ce contexte.

Les capacités de contrôle des MNMO établies dans le PF dépendent de la conclusion d’un règlement amiable. Rien n’est prévu pour les cas où il est impossible d’arriver à une solution amiable. Et dans les cas de violation d'un règlement amiable (art. 6 du PF), il n’est pas précisé dans quel but les MNMO doivent en informer le Comité.

Il est essentiel que les MNMO aient qualité pour agir devant les tribunaux nationaux dans le cadre de procédures civiles, pénales et administratives.Ils devraient aussi pouvoir déposer des plaintes et des recours collectifs pour la défense d'intérêts diffus. Ces fonctions pourraient représenter une étape importante en vue de garantir l'accès à la justice, d'autant plus que les MNMO sont censés être des organismes spécialisés, qualifiés en matière de responsabilité des entreprises.

Si l’article 2 du PF affirme que les États parties « doivent tenir compte des Principes concernant le statut des institutions nationales pour la protection et la promotion des droits de l’homme (Principes de Paris) au moment de désigner ou de mettre en place les [MNMO] », le projet met presque exclusivement l’accent sur les fonctions de conciliation et de médiation. Il n’y est fait aucune mention d’autres fonctions contenues dans les Principes de Paris, particulièrement la possibilité de rendre des décisions contraignantes, d’examiner des plaintes et des requêtes concernant des violations des droits humains et de les transmettre aux autorités administratives et judiciaires nationales compétentes.

Les pouvoirs dont les MNMO sont dotés pour exiger des informations des entreprises et des organismes gouvernementaux sont aussi mal définis. Les MNMO devraient avoir le mandat bien défini de demander, voire de réquisitionner, les informations nécessaires à l’analyse de cas concrets de violations des droits humains, et pas seulement les données et les rapports réguliers que les entreprises sont déjà tenues de produire pour répondre aux exigences légales au niveau national.Il est essentiel d'élaborer des critères et des directives clairs concernant la nature des informations qui devraient être produites et la façon dont celles-ci devraient être transmises aux MNMO. De même, il est difficile de savoir quel type de recours peut être ordonné par le Comité et le MNMO. Bien que le projet d'IJC fasse référence à l’obligation qu'ont les États d’instaurer divers recours, le texte du PF ne dit rien pour ce qui est de leurs pouvoirs en la matière. De plus, il est important que l’IJC et le PF contiennent des exigences strictes et transparentes pour la nomination des membres et la composition des MNMO et du Comité.Il est particulièrement important d’établir des règles claires pour éviter les conflits d’intérêt et assurer l'impartialité et l’indépendance desdits organes et de leurs membres. Il est également nécessaire de renforcer la prévention des représailles contre les personnes ayant des rapports avec les MNMO ou le Comité, en incluant des dispositions concernant, par exemple, les actions antisyndicales des entreprises et des gouvernements.L’article 21 du PF-CCTpourrait être utile à cet égard.Le Comité devrait pouvoir accorder des mesures intérimaires ou provisoires et accepter des interventions de tiers et des mémoires d’amicus curiae, comme le font souvent d’autres instances internationales des droits humains. Cela devrait inclure la possibilité d’assurer le suivi des recommandations du Comité auprès des États dans le cadre de plaintes individuelles, conformément à d’autres instruments relatifs aux droits humains, tels que le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Enfin, pour que l'IJC et son PF apportent une contribution significative au domaine des entreprises et des droits de l'homme, il est essentiel que les organisations de la société civile et les victimes soient au cœur des négociations en cours concernant ces nouveaux instruments.