Lagos del Campo c. le Pérou, Affaire no 12.795, arrêt du 31 août 2017 (Exceptions préliminaires, fond, réparation et dépens)

La Cour interaméricaine reconnaît l’applicabilité directe des DESC.

Il s’agit du premier arrêt rendu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui reconnaît l’applicabilité directe des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) en vertu de l’article 26 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme. Dans cette affaire, un dirigeant syndical a intenté une action contre le Pérou pour violation de son droit au travail, à la liberté d’expression et à un procès équitable.

Date de la décision: 
31 aoû 2017
Forum : 
Cour interaméricaine des droits de l'homme.
Type de forum : 
Regional
Résumé : 

Alfredo Lagos del Campo a été licencié le 1er juillet 1989. M. Lagos del Campo avait été auparavant dirigeant syndical, mais au moment de son renvoi, il était le président du Comité électoral, représentant élu de la Communauté industrielle (type d'organisation de salarié-e-s créée par la loi au Pérou). M. Lagos del Campo a accordé un entretien à un magazine en sa qualité de président du Comité électoral, affirmant qu’il avait dénoncé publiquement les actes de son employeur, qui, selon lui, exerçait des pressions sur le personnel à l’aide de tactiques d'extorsion et de coercition. M. Lagos del Campo a été licencié peu après l’entretien en réaction à ses déclarations.

M. Lagos del Campo a déposé une plainte devant le Tribunal du travail à Lima, affirmant que son renvoi était dû au travail qu’il réalisait avec la Communité industrielle, plutôt qu’à l’indiscipline, et que, par conséquent, ce geste violait son droit à la liberté d'expression, constituait une ingérence illégale dans l’activité syndicale et portait directement atteinte à son droit au travail. Le Tribunal du travail a convenu que ce renvoi était illégal, mais la Cour d'appel a renversé la décision et déclaré que la liberté d’expression ne donnait pas le droit de dénigrer l’honneur et la dignité d’un employeur. M. Lagos del Campo a ensuite passé de nombreuses années à essayer d'en appeler devant diverses instances, quoique, pendant un certain temps, les tribunaux ne fonctionnaient pas en raison du conflit interne.

Finalement, M. Lagos del Campo a été représentée devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) par l’Association pro-droits humains (APRODEH). La CIDH a renvoyé l’affaire à la Cour interaméricaine des droits de l’homme après que l’État a nié avoir porté atteinte aux droits de M. Lagos del Campo. L’État a fait valoir que M. Lagos del Campo n’était pas représentant syndical au moment du renvoi et que, par conséquent, son droit à la liberté d’expression et d’association n’avait pas à faire l’objet d’une protection particulière. La Cour a conclu que M. Lagos del Campo avait clairement agi en qualité de représentant syndical et que ses déclarations avaient été faites dans le contexte d'un conflit de travail concernant les conditions de travail. En n’assurant pas la protection des droits de M. Lagos del Campo, l’État avait nui à sa capacité de représenter les travailleuses et travailleurs et privé celles et ceux-ci de leur représentant. L’État a donc violé le droit de M. Lagos del Campo à la liberté d’expression et d’association au titre des articles 8.2 (droit à un procès équitable), 13.2 (liberté de pensée et d’expression), 16 (liberté d’association), et 26 (droits économiques, sociaux et culturels) de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, lus conjointement avec l'article 1.1 (obligation de respecter les droits).

Le licenciement arbitraire et injustifié de M. Lagos del Campo l’a aussi privé de son droit au travail et à la sécurité d’emploi au titre de l’article 26, lu conjointement avec les articles 1.1, 13, 8 et 16. La Cour a clairement fait entendre que les obligations de l’État en ce qui concerne le droit au travail comprenaient celle de prévoir des mécanismes juridiques efficaces permettant aux travailleuses et travailleurs de déposer une plainte pour licenciement injustifié dans le secteur privé et, en cas d’issue favorable, d’obtenir réparation sous forme de réintégration et autres mesures. La Cour a souligné que le droit à la sécurité d’emploi ne voulait pas dire qu'un travailleur ou une travailleuse ne pouvait jamais être licencié. Cela signifiait plutôt que les travailleuses et travailleurs avaient le droit de connaître les motifs de leur licenciement et le droit à une protection juridique effective si les motifs invoqués par l’employeur étaient arbitraires ou contraires à la loi, comme dans le cas de M. Lagos del Campo.

La Constitution péruvienne reconnaît tant le droit au travail que le droit à la sécurité d’emploi. Comme les cours d'appel du Pérou n’allaient pas évaluer les plaintes de M. Lagos del Campo concernant l’un ou l’autre, et qu’aucune autre cour ne voulait les entendre, l’État a également violé le droit de M. Lagos del Campo à un procès équitable et à la protection judiciaire, en violation des articles 8.1 et 25.1 (droit à la protection judiciaire) de la Convention, lus conjointement avec l’article 1.1.

La Cour a aussi réitéré l’interdépendance et l’indivisibilité qui existent entre les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels, affirmant que ceux-ci doivent être interprétés intégralement et en reconnaissant qu’il n’existe aucune hiérarchie dans le cadre des droits.

La Cour a ordonné à l’État de publier la décision sur son site Web et dans un journal de large diffusion. Elle a accordé à M. Lagos del Campo la somme de 28,000 USD pour perte de revenus et de 30,000 USD pour perte d’accès à la retraite et à une pension. De plus, la Cour a accordé 20,000 USD pour « dommages immatériels », puisque M. Lagos del Campo avait reçu un diagnostic de stress post-traumatique, et 20,000 USD pour couvrir les frais judiciaires.

Application des décisions et résultats: 

Il n’existe actuellement aucune information à jour concernant l’exécution de cette décision

Groupes impliqués dans le cas: 

L’Association pro-droits humains (APRODEH), membre du Réseau DESC, a représenté M. Lagos del Campo devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

Importance de la jurisprudence: 

Ce premier arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme reconnaissant l’applicabilité directe des DESC est une décision historique dans le cadre du système régional interaméricain des droits humains, qui vient de plus renforcer la reconnaissance mondiale des DESC en général. La Cour appliquait auparavant aux requêtes indépendantes concernant les DESC une vague « obligation de réalisation progressive » en vertu de l’article 26 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, ce qui l'amenait à rejeter toutes les requêtes de cette nature, les déclarant non justiciables, et privilégiait donc l’évaluation de certains droits humains plutôt que d’autres. Cette décision montre un changement important de la Cour quant à sa détermination de la responsabilité des États en ce qui concerne les violations des DESC.

Le bureau de la Rapporteuse spéciale de la CIDH sur les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux a salué la décision y voyant un « tournant historique » et « un pas en avant dans la région pour l’interdépendance et l’indivisibilité des droits civils et politiques, d’une part, et des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, d’autre part ».

APRODEH, représentant le requérant, a déclaré : « [D]epuis le début, il s’agissait d’une affaire sans précédent : c'était la première fois que la Cour allait se prononcer sur le droit à la liberté d’expression dans un contexte de travail. Également, la représentation des travailleurs allait être analysée au-delà du syndicat.  Par conséquent, la Cour interaméricaine, en rendant cette décision, – qui contraste avec l’ancien critère de simple réalisation progressive des DESC – assure la justiciabilité de la sécurité de l’emploi et de la liberté d’association. »  (Entretien par courriel avec Christian H. Huaylinos C. APRODEH, 6 avril 2018)

Selon Mme Tara J. Melish : « Cette décision est extrêmement importante du point de vue jurisprudentiel, car elle ouvre la voie à de nouvelles façons, plus rationnelles et plus efficaces, de concevoir les DESC dans les procédures de requêtes individuelles, mettant clairement l’accent sur certains actes et omissions de l’État qui donnent lieu à la violation et précisant qu’exactement les mêmes obligations fondées sur la conduite établies aux articles 1 et 2 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme s’appliquent aux violations présumées de « tous » les droits protégés par la Convention aux fins d’établir la responsabilité et les obligations de réparation de l’État. » (Entretien par courriel, Mme Tara J. Melish, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Buffalo, 17 avril 2018)  

Si l’applicabilité directe des DESC en tant que droits autonomes a toujours fait l’objet de nombreux débats, le simple nombre de décisions judiciaires portant sur les DESC partout dans le monde est venu confirmer que de telles plaintes peuvent être entendues et tranchées par les tribunaux dans la pratique.  En dépassant les catégories de droits humains politiquement construites qui ont en tout temps donné lieu à des différences quant aux critères d'évaluation juridique, la décision dans cette affaire met en avant une vision consolidée d’une approche intégrée de la protection des droits humains. 

Pour leurs contributions, un remerciement particulier aux membres du Réseau DESC :

APRODEH, Mme Lucy Williams [professeure pour le Program on Human Rights and the Global Economy at Northeastern University (PHRGE)] Mme Tara J. Melish, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Buffalo.

Dernière mise à jour : 26 avril 2018