La pandémie de COVID-19 a exposé et intensifié partout dans le monde les injustices systémiques graves. Les personnes sont obligées de rester chez elles sans logement sûr, de se laver les mains sans accès à l’eau potable et de combler les lacunes de systèmes publics défaillants en matière de santé et de protection sociale, avec des répercussions disproportionnées sur les femmes. Les gouvernements et les entreprises imposent de faux choix, notamment entre la contagion et la famine, le travail dangereux et le chômage, le sauvetage et la ruine des entreprises, la sécurité personnelle et la santé publique. En tant que communautés de résistance, mouvements sociaux, organisations et défenseurs des droits humains, nous exigeons des alternatives économiques, sociales et politiques qui fassent des droits humains et de la justice sociale une réalité pour toutes et tous. Un retour au statu quo n’est pas une option.
Les communautés dans toutes les régions du monde résistent depuis longtemps à l’appauvrissement en dépit de l’abondance, à l’augmentation des inégalités, à l’influence indue des entreprises sur les décisions publiques et à l’accélération de la crise climatique et de la répression dans un contexte d’autoritarisme croissant. Notre Charte commune pour la lutte collective – pilotée par les membres de mouvements sociaux et approuvée par d’autres membres issus de 77 pays – a articulé ces conditions mondiales communes. La Charte lie ces conditions au système capitaliste dominant – qui donne la priorité aux profits au détriment des personnes et de la planète – aux structures d’oppression entremêlées, y compris le patriarcat, le racisme et les histoires longues du colonialisme et de l’impérialisme. S’appuyant sur la Charte, les discussions des membres de ces dernières semaines concernant la pandémie ont permis de produire des analyses axées sur les réalités vécues par les personnes et les communautés dans le monde entier et des revendications portant sur une série de questions, qui constituent la base de cet appel à l’action.
L’appauvrissement, les dépossessions et les inégalités se sont aggravés au cours des dernières décennies. Les réformes politiques néolibérales ont affaibli les protections au travail, augmenté l’extraction, facilité la circulation des capitaux là où les protections en matière de droits humains et d’environnement sont les plus faibles, privatisé et transformé en marchandises les produits de première nécessité, sapé la souveraineté alimentaire, construit des systèmes fiscaux régressifs et imposé l’austérité à la majorité tout en offrant une prospérité subventionnée à une élite. Ces réformes ont été imposées et manipulées pour des intérêts corporatifs et financiers, notamment par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les accords de commerce et d’investissement. En dépit de décennies de soi-disant responsabilité sociale des entreprises, celles-ci commettent constamment des violations des droits des travailleurs et des travailleuses, plus largement, des droits environnementaux et humains, refusent de payer leur juste part d’impôts et poursuivent leur emprise sur les institutions gouvernementales et l’élaboration des politiques publiques. L’incapacité des gouvernements à s’attaquer de manière urgente à la crise climatique est peut-être l’exemple le plus flagrant de l’emprise des entreprises. Cette situation a jeté les bases d’une spirale de la pandémie, qui a engendré des crises sanitaires, économiques et sociales dévastatrices, ainsi qu’une déréglementation environnementale.
L’accent mis actuellement sur le « sauvetage de l’économie » plutôt que sur la protection des droits humains et environnementaux est l’écho alarmant de tendances de longue date, notamment des approches malavisées en réponse à la crise financière mondiale de 2008. Bien qu’ils aient reconnu la gravité de la crise, le FMI et la Banque mondiale continuent de fonctionner comme d’habitude en offrant des prêts d’urgence au lieu d’une annulation significative de la dette et de réparations attendues depuis longtemps pour des décennies de politiques qui ont laissé les gens plus pauvres et ont remplacé le colonialisme par l’impérialisme économique. L’influence indue des entreprises a conduit les États à accorder des subventions et des renflouements massifs aux entreprises, avec une supervision très limitée, à réduire les protections environnementales et à redéfinir les activités essentielles pour inclure les opérations minières et les entreprises de construction commerciales, entre autres. Les entreprises ont obtenu l’autorisation de mener des projets controversés, souvent dans un contexte de répression des droits de participation des communautés locales et du droit des peuples autochtones à un consentement libre, préalable et éclairé. Lorsque les peuples autochtones exercent leurs droits reconnus à l’autodétermination de leurs propres modèles économiques, politiques et culturels, ils continuent de faire face aux agressions du fait du développement et à la criminalisation.
Même si la pandémie a révélé ce qu’un travail essentiel constitue vraiment, ceux et celles qui l’effectuent continuent à être systématiquement sous-évalués. Dans de nombreux pays, en particulier dans le Sud, la plupart des travailleurs, y compris les travailleurs et travailleuses domestiques et les ouvriers et ouvrières agricoles, sont employés dans le secteur informel et n’ont pas accès à la sécurité sociale et à l’assurance-emploi. De nombreux travailleurs et travailleuses sont contraints de travailler dans des conditions de plus en plus précaires, sans équipement de protection adéquat, sans congés de maladie payés et sans assurance maladie (en l’absence de soins de santé universels), ou risquent de perdre leur emploi définitivement. Les femmes, les migrants et les minorités qui travaillent, en particulier, ont subi une perte disproportionnée de leurs emplois et moyens de subsistance en raison de leur forte représentation dans le secteur informel et les professions précaires. Pour certains, l’incapacité de travailler en raison de la fermeture des marchés locaux, des interdictions de pêche, des restrictions de mouvement et d’autres mesures d’isolement social les menacent d’expulsion, de famine et d’appauvrissement, car de nombreux gouvernements n’ont pas garanti l’approvisionnement public des produits de première nécessité.
Les inégalités au sein des pays et entre eux rendent de nombreuses recommandations de santé publique intrinsèquement discriminatoires, car elles exigent un certain niveau de vie, comme l’accès à l’eau potable et à l’assainissement et un logement adéquat. En outre, ces recommandations ne tiennent souvent pas compte des formes de discrimination intersectionnelle présentes dans la société. De nombreux groupes ayant déjà un accès limité à des services de santé adéquats et à d’autres services publics, notamment les réfugiés, les personnes déplacées, les communautés LBGTQI, les personnes handicapées, les personnes privées de liberté et les travailleurs du sexe, sont confrontés à des obstacles plus importants dans le contexte de la pandémie. Dans certains contextes, les expulsions et les déplacements causés par les démolitions de maisons se sont poursuivis dans les zones d’habitation informelle et celles touchées par le conflit. En outre, les solutions numériques conçues pour garantir l’accès aux services essentiels, notamment l’éducation, les conseils de santé et les possibilités de travail, excluent de manière disproportionnée les groupes qui n’ont pas de connexion internet ni de culture numérique.
En outre, les lacunes au sein des systèmes de protection sociale se sont traduites par un accroissement de la charge des soins pour les femmes, qui assument une proportion plus importante des travaux de soin et d’entretien non reconnus et non rémunérés en raison de la persistance des normes sexospécifiques. Cette situation est aggravée par l’augmentation des incidents de violence domestique et des difficultés à accéder aux voies de recours en raison d’un accès limité aux tribunaux, ainsi que par la violence et le harcèlement dont sont victimes les femmes travaillant dans le secteur de la santé.
En outre, les communautés marginalisées et appauvries sont souvent situées à proximité de projets polluants et extractifs, ce qui entraîne des problèmes de santé respiratoire qui les rendent plus vulnérables à la COVID-19. Cette injustice environnementale est accentuée par des récits qui se félicitent de l’amélioration temporaire de la qualité de l’air et de la réduction des émissions, en soutenant des paradigmes opposant l’être humain à l’environnement qui détournent de la responsabilité de nos systèmes économiques et politiques tout en ignorant la souffrance des pauvres, des migrants et des peuples autochtones.
De nombreux gouvernements utilisent la crise pour réprimer les voix dissidentes et cibler des groupes déjà marginalisés, notamment par le biais de pouvoirs exceptionnel au titre de l’état d’urgence, des législations anti-terroristes, de fondamentalisme religieux, de surveillance accrue et de la militarisation. Les défenseurs des droits humains ont été attaqués, alors que les stratégies de sécurité sont minées par des ordres stricts de confinement sur place. Plusieurs gouvernements ont pris pour cible des médecins, des journalistes, des blogueurs et des défenseurs des droits humains qui ont fait des signalements sur la pandémie. Les défenseurs des droits humains détenus et les prisonniers et prisonnières politiques ont souvent été exclus des mesures de libération qui sont pourtant inadéquates, beaucoup de personnes étant piégées en détention préventive par la fermeture des tribunaux. Ces menaces sont particulièrement aggravées dans les contextes de conflit et d’occupation, tout en étant facilitées par les fabricants d’armes qui continuent à alimenter la violence. La rhétorique de la « guerre » face à la pandémie intensifie encore le climat de peur et d’encensement des réponses autoritaires, limitant ainsi considérablement l’espace disponible pour le contrôle et la participation du public, et la reddition de comptes. Alors que les États mobilisent des ressources sans précédent pour faire face à la crise, on constate une absence flagrante de transparence et de responsabilisation dans la prise de décision, comme en témoignent les importantes limitations de l’accès à l’information dans de nombreux pays. En même temps, ils utilisent des outils de surveillance pour recueillir des données personnelles, souvent en violation des droits à la vie privée et à la sécurité et en partenariat étroit avec un secteur technologique en pleine expansion.
Aujourd’hui il est temps de procéder aux transformations systémiques nécessaires depuis longtemps, en construisant une lutte au niveau mondial visant à faire des droits humains et de la justice sociale une réalité pour toutes et tous. Notre Charte commune formule une vision du changement systémique axée sur la réappropriation des droits humains en tant que cadre commun d’analyse et de revendication, issue des luttes populaires en faveur du bien-être, de la dignité, de la participation et de l’égalité réelle. Cette vision est centrée sur l’expérience, l’analyse et le leadership des peuples autochtones, des communautés affectées et résistantes, des travailleurs organisés et des défenseurs des droits humains de base. En outre, face aux injustices systémiques, l’objectif de réinvention de la « normalité » exige d’articuler et de développer des modèles alternatifs inclusifs. Ces modèles existent depuis longtemps parmi les peuples autochtones et sont ancrés dans les connaissances traditionnelles, les réseaux de soins et la reconnaissance de l’interconnexion de toutes vies. D’autres modèles de réciprocité, d’aide mutuelle et de coopération existent – souvent développés par la nécessité – dans de nombreuses communautés pauvres, urbaines, paysannes et de pêcheurs et dans les mouvements sociaux qui y sont liés. Les mouvements féministes prônent depuis longtemps des alternatives fondées sur les principes d’égalité, de non-discrimination et de respect des personnes et de la planète. Tout en faisant face aux violations immédiates des droits humains, nos revendications portent nécessairement sur « le jour d’après » et insistent sur un futur qui privilégie les droits des personnes et de la nature par rapport aux profits, en repensant radicalement nos relations économiques, sociales, écologiques et politiques.
Nos revendications
Nous demandons à ce que les réponses à la COVID-19 soient centrées sur les droits humains et environnementaux, conformément aux principes d’universalité, de participation, de transparence, d’égalité réelle et de reddition des comptes. Toutes ces mesures devraient être conçues et mises en œuvre avec la participation réelle des communautés et des mouvements sociaux concernés et appliquer une analyse féministe en s’efforçant de surmonter les chevauchements, les inégalités structurelles et les injustices. Les États doivent utiliser le maximum de ressources disponibles pour mettre en œuvre ces mesures et réaliser pleinement les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux de tout le monde. Des alternatives au statu quo dominant sont viables et nécessaires de toute urgence.
Des réponses justes exigent des États et des organismes internationaux qu’ils réagissent immédiatement à l’urgence de santé publique (comme indiqué dans nos trois premiers groupes de revendications ci-dessous) ; qu’ils adoptent des mesures provisoires pour assurer une reprise juste et pour faire face aux conséquences des mesures imposées pour contenir la pandémie ; et qu’ils prennent et soutiennent des mesures de transformation qui nous mèneront à une nouvelle normalité :