Dans la jurisprudence colombienne, il y a état d’inconstitutionnalité en cas de (1) violation massive et récurrente des droits fondamentaux d’une partie spécifiques de la population ; (2) violation massive des droits fondamentaux qui ne peut pas être attribuée à une circonstance unique et spécifique mais qui est plutôt de nature structurelle et est liée à des défaillances systématiques de la part des autorités à l’égard de la population en question ; et (3) les demandes d’aide adressées individuellement sont insuffisantes parce que ; (4) des aides massives sont nécessaires en faveur de l’ensemble de la population affectée.
L’ampleur des violations structurelles des droits des personnes déplacées est apparue clairement en 2004. La Cour a constaté qu’au cours de cette même année, 92 % des personnes déplacées avaient des besoins fondamentaux non satisfaits, 80 % de la population déplacée vivait dans la pauvreté, 63,5 % avait un logement précaire et 49 % n’avait pas accès à des services publics appropriés. En termes d’éducation, 25 % des enfants déplacés âgés de 6 à 9 ans et plus de la moitié (54 %) des jeunes déplacés âgés de 10 à 25 ans n’allaient pas à l’école. En termes de santé, le taux de mortalité des personnes déplacées était six fois plus élevé que la moyenne nationale.
À la lumière de ces conditions extrêmes, la Cour s’est dit préoccupée par la violation des droits à (1) la vie ; (2) la dignité et l’intégrité physique, psychologique et morale ; (3) la famille et l’unité familiale ; (4) la subsistance de base et le droit fondamental à un revenu minimum de subsistance, qui garantit un accès sûr à la nourriture et à l’eau essentielles, à un abri et à un logement de base, à des vêtements adéquats, aux services médicaux et sanitaires essentiels – ce qui inclut l’aide humanitaire d’urgence et l’assistance spéciale aux personnes qui ne sont pas en mesure d’assumer leur propre autonomie, telles que les enfants, les personnes âgées et les femmes qui s’occupent des membres de la famille ; (5) la santé ; (6) l’absence de discrimination fondée sur la condition de personne déplacée ; et (7) l’éducation jusqu’à l’âge de quinze ans.
Deuxièmement, la crise n’est pas imputable à une seule entité publique. Le sous-financement des programmes destinés aux personnes déplacées était généralisé au sein des diverses entités publiques. En outre, la Cour a constaté que l’État n’avait pas informé correctement les personnes déplacées des différentes voies de recours juridiques qu’elles pouvaient emprunter et qu’elles ne profitaient donc pas des ressources (minimales) mises à leur disposition par l’État. Ce préjudice était exacerbé par le fait que les autorités conditionnaient l’aide au dépôt de certaines demandes d’assistance, dont beaucoup ignoraient l’existence et auxquelles il·elles ne pouvaient donc pas accéder. La Cour avait également fondé sa décision d’appliquer « l’état d’inconstitutionnalité » sur le fait que de multiples entités contribuaient aux violations en cours.
Troisièmement, les demandes d’aide individuelles n’étaient pas suffisantes pour remédier aux violations en question. Comme nous l’avons indiqué, de nombreuses personnes déplacées n’étaient pas au courant de l’aide disponible. De plus, même si la Cour avait examiné toutes les demandes d’aide, les autorités n’avaient pas alloué suffisamment de fonds pour mettre en œuvre les aides accordées. En outre, le type d’aide allouée – essentiellement monétaire –était loin de permettre le changement structurel nécessaire dans la société colombienne pour réparer véritablement les préjudices subis par les personnes déplacées.
En déclarant un état d’inconstitutionnalité, la Cour a ainsi pu exposer les différents devoirs et obligations qui incombent aux autorités nationales en vertu de la Constitution et demander la mise en place de politiques spécifiques pour commencer à remédier aux problèmes structurels qui entravent l’action nationale en faveur des personnes déplacées de force. Outre les obligations constitutionnelles, la Cour a souligné que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) exige que les États conçoivent et mettent en œuvre des politiques publiques propices à la réalisation progressive des droits énoncés dans le Pacte, notant que l’inaction n’est pas permise, que les États doivent utiliser « tous les moyens appropriés », non seulement les mesures législatives, mais aussi administratives, financières, éducatives et sociales, et que ces mesures doivent viser à faire progresser la jouissance des droits, en faisant « plein usage du maximum de ses ressources disponibles ».
Les mesures ordonnées par la Cour étaient de trois types principaux. Tout d’abord, la Cour a chargé le Conseil national pour l’assistance intégrale à la population déplacée par la violence (le Conseil) – organisme chargé de définir l’action publique et d’assurer le budget en faveur de la population déplacée – de concevoir et de mettre en œuvre un plan d’action pour pallier l’insuffisance des ressources et les lacunes au niveau de la capacité institutionnelle. Le Conseil disposait de deux mois pour définir l’effort budgétaire nécessaire, ainsi que pour établir les modalités de participation de l’État, des entités territoriales et de la coopération internationale. Ensuite, la Cour a ordonné aux organismes administratifs compétents de donner suite sans délai aux milliers de demandes d’aide déjà déposées. Enfin, dans le cadre du processus de contrôle, la Cour a tenu, entre 2007 et 2008, des audiences consacrées à certains groupes à risque au sein de la population déplacée, afin d’aborder directement la situation de ces groupes et d’ordonner des mesures plus spécifiques, adaptées aux besoins de chaque sous-groupe.
Ordonnances de suivi (Autos de Seguimiento)
Les ordonnances de suivi de la Cour concernant l’affaire T-025, appelées autos de seguimiento, ont documenté de manière systématique les conditions particulières des personnes déplacées qui constituent des violations des droits fondamentaux. À travers ces décisions, la Cour a poursuivi une analyse intersectionnelle et différenciée sur l’incidence disproportionnée du conflit armé et des déplacements de population sur des groupes spécifiques, à savoir les femmes, les enfants, les peuples autochtones, les populations afro-colombiennes, les défenseur·es des droits humains et les personnes en situation de handicap. En raison du manque important de données et de l’invisibilisation de ces groupes en général, la documentation de leurs conditions particulières constituait une première étape essentielle à la compréhension de l’étendue des mesures nécessaires pour réparer leurs préjudices.
Le recensement des risques et préjudices subis par la population déplacée a permis à la Cour de prescrire la mise en place de programmes adaptés pour répondre à ces besoins spécifiques. Par exemple, la décision Auto 092 de 2008 a décrit dix-huit façons dont le déplacement forcé affecte les femmes de manière différenciée, spécifique et aiguë, en raison de leur genre. Il s’agit notamment de la violence intrafamiliale et communautaire fondée sur le genre, de la violation des droits reproductifs, des obstacles aggravés à l’accès à l’éducation, des obstacles aggravés à l’accès à l’emploi ou au marché du travail, de l’exploitation dans le cadre du travail domestique, y compris la traite des êtres humains, et des obstacles aggravés à l’obtention d’un titre de propriété foncière. La Cour a également identifié dix risques principaux pesant sur les femmes dans le contexte des conflits armés et des déplacements, notamment les violences sexuelles, l’exploitation sexuelle ou les sévices sexuels, la persécution, les assassinats et les disparitions forcées, ainsi que le risque lié à la désintégration du réseau de soutien social des femmes. En réponse, la Cour a ordonné la création de 13 programmes adaptés aux besoins les plus urgents des femmes, dont, entre autres, la prévention de la violence sexuelle à l’égard des femmes, la prévention de la violence intrafamiliale et communautaire, le soutien aux femmes cheffes de famille, l’accès aux offres de travail et la prévention de l’exploitation domestique et par le travail, et le soutien pédagogique des femmes de plus de 15 ans.
Dans le cadre de la décision Auto 009 de 2015, en réponse à l’utilisation systémique par les factions armées (y compris l’armée) de la violence sexuelle contre les femmes en vue de monopoliser le contrôle des communautés, la Cour a ordonné au ministère de l’Éducation de mener des campagnes obligatoires d’éducation du public sur la discrimination et la violence fondées sur le genre, en particulier dans les régions où les personnes déplacées sont concentrées. Elle a également imposé aux militaires colombiens de suivre des formations sur la violence sexuelle et a exigé la mise en place par l’Unité administrative spéciale pour la prise en charge et la réparation intégrale des victimes du conflit armé, le Centre national de la mémoire historique et le Haut-commissaire à l’équité pour les femmes de projets sur la mémoire, la vérité et la réconciliation. Pour faire face à la sous-estimation généralisée des crimes de violence sexuelle, la Cour a également demandé la réalisation d’un diagnostic complet sur la manière dont la discrimination et la violence structurelle à l’égard des femmes influencent les médias, la sphère économique, la vie sociale ainsi que la vie culturelle, le secteur productif, l’éducation et d’autres domaines.
Le fait que les États ne reconnaissent pas certains groupes et n’en tiennent pas compte augmente les violations commises à l’encontre des populations déplacées. La Cour a déclaré dans le cadre de la décision Auto 251 de 2008, en constatant l’absence de collecte de données officielles par l’État portant sur les situations de handicap, que « puisque les personnes en situation de handicap ne sont pas vues, on présume qu’elles ne sont pas là, et ainsi elles ne sont pas prises en compte ». Les personnes déplacées afro-colombiennes ont également fait l’objet d’une importante sous-estimation. Cette situation fait écho aux expériences des femmes autochtones déplacées, qui ont expliqué à la Cour qu’elles avaient dû se battre pour être reconnues par l’État, mais aussi pour être reconnues comme déplacées en vue de recevoir de l’aide.
En effet, la documentation par la Cour des problèmes spécifiques qui frappent les populations déplacées aide à combattre l’invisibilisation, y compris à l’égard des peuples autochtones dont les modes de vie sont menacés par le déplacement. La décision Auto 004 de 2009 montre de quelle manière les déplacements entraînent l’extermination des normes culturelles des peuples autochtones liées à leurs territoires ancestraux, relocalisés dans des environnements urbains où on ne parle pas leur langue, où ils n’ont pas accès aux produits médicinaux et aliments traditionnels, et où ils sont contraints de mener des activités – telles que le travail domestique – non traditionnelles dans leur culture. En réponse à l’urgence de cette crise, la Cour a demandé aux autorités de mettre en œuvre, dans un délai de six mois, (1) un programme visant à garantir des droits des communautés autochtones affectées par les déplacements de population, qui doit inclure des aspects sur la prévention et la réduction des nombreuses atteintes des droits humains subies par ces communautés ; et (2) des mesures de protection spécifiques en faveur de l’ensemble des trente groupes ethniques menacés d’extinction, y compris la prévention des déplacements internes.
Selon la décision Auto 005 de 2009, les personnes déplacées afro-colombiennes, tout comme les personnes autochtones, encourent un risque accru (1) de violation de l’autonomie territoriale ; (2) de destruction des territoires collectifs ; (3) de violation de multiples droits humains, y compris la souveraineté territoriale, le droit à la participation, l’autonomie, l’identité culturelle, le développement dans le cadre des aspirations culturelles propres à la communauté, la sécurité, la souveraineté alimentaire et de multiples droits civils, politiques, sociaux et culturels ; (4) d’exacerbation du racisme et de la discrimination ; et (5) d’incapacité à faire respecter leur droit à la consultation et au consentement libres, préalables et éclairés. En réponse, les autorités ont été en mesure d’élaborer des mesures correctives spécifiques, notamment des plans d’aide humanitaire immédiate, de prévention des déplacements, de réduction de la discrimination à l’encontre de la population afro-colombienne, de fourniture de logements et de revenus à la population déplacée, de protection et de renforcement du tissu social et culturel des communautés afro-colombiennes, et de retour des populations afro-colombiennes déplacées sur leur territoire. La Cour a noté qu’en raison d’une discrimination structurelle, de nombreuses communautés afro-colombiennes ne possédaient pas, au moment du conflit, de titres de propriété portant sur les terres occupées collectivement, ce qui a permis aux factions armées et aux groupes d’intérêts économiques illégaux d’envahir plus facilement leurs terres et de déplacer par la force les communautés d’origine. De même, lorsqu’elles ont tenté de retourner sur leurs terres, elles n’ont pas pu les revendiquer officiellement en raison de l’absence de titre de propriété.
Un autre élément important qui est apparu au cours des autos est la façon dont le conflit et les déplacements qui ont suivi ont exacerbé les disparités préexistantes au sein de la société colombienne avant le conflit. Par exemple, dans le cadre de la décision Auto 092, la Cour s’est livrée à une analyse majeure des raisons pour lesquelles les femmes – et les femmes défenseures des droits humains – souffrent de manière disproportionnée des conflits armés et des déplacements. Les femmes défenseures des droits humains sont persécutées et attaquées en raison de leur identité de genre, mais aussi de leur rôle d’animation et d’organisation. En ce qui concerne l’identité de genre, la violence à l’encontre de ces femmes est une « stratégie d’intimidation des responsables, en s’appuyant sur les stéréotypes machistes en vigueur pour imposer ou justifier leurs actions ». S’agissant des femmes défenseures des droits humains, la Cour note ce qui suit :
Leur autorité est perçue par les acteurs armés comme des actions qui renversent les rôles assignés aux femmes au sein d’une société patriarcale ou encouragent leur mépris, dans laquelle le prototype de la « femme vertueuse » limite son intervention à la sphère privée, au travail domestique, aux soins apportés aux maris, aux fils et aux filles, et aux personnes dépendantes. Alors que les femmes défenseures des droits humains remettent en question ces modèles patriarcaux et les stéréotypes de genre largement acceptés et discriminatoires, les persécutions et les agressions dont elles font l’objet sont perpétrées pour maintenir et renforcer les caractéristiques de la violence et de la discrimination structurelle fondée sur le genre.
Ce rôle d’animation menace donc le « monopole du contrôle » exercé par les forces armées, car les femmes défenseures des droits humains sont en mesure d’organiser des groupes pour résister à la violence systématique infligée.
Comme indiqué dans la décision Auto 006 de 2009, les discriminations existantes fondées sur le handicap sont également aggravées dans le contexte du déplacement, notamment par : l’exclusion du bénéfice des aides en raison de préjugés structurels de la part des agents publics ; les obstacles physiques et en matière de transport (ainsi que les problèmes liés aux distances à parcourir) lors des tentatives d’accès aux centres d’aide ; les obstacles à l’information et à la communication concernant les droits ; et la perte du réseau de soutien (au risque d’être abandonné pendant le déplacement).
La Cour a non seulement lié l’incidence disproportionnée des déplacements et des conflits armés sur des groupes distincts à la discrimination structurelle au sens large, mais elle a également établi un lien entre cette situation et le traitement spécifique des agents publics de l’administration dans le cadre du refus de l’aide. À de nombreuses reprises au cours des différents autos, la Cour a prescrit de former et d’éduquer les agents publics de diverses organismes – des organismes de services publics au bureau du procureur – sur les soins tenant compte des traumatismes subis et sur la nécessité de désapprendre les préjugés et les partis pris fondés sur la classe, le genre et la race. Les domaines de préoccupation pour lesquels une formation est nécessaire sont l’exclusion du bénéfice des aides en raison des préjugés structurels et de la discrimination de la part des agents publics à l’égard des personnes en situation de handicap, le traitement dégradant par les procureurs des femmes qui tentent de porter plainte contre leurs agresseurs et le refus des agents publics de reconnaître la valeur du travail des femmes défenseures des droits humains, percevant au contraire leur travail comme un obstacle pour les institutions publiques.
La Cour adopte une approche intersectionnelle. Comme indiqué précédemment, la Cour a noté que le rôle des femmes défenseures des droits humains dans la résistance à la violence générée par le conflit armé a fait d’elles la cible de violences émanant de diverses factions armées, qui considèrent le rôle d’animation des femmes comme une menace à l’égard du statu quo patriarcal et de leurs intérêts dans le conflit. La Cour a également appliqué cette analyse à l’incidence disproportionné du conflit armé et des déplacements sur les femmes autochtones et afro-colombiennes, ainsi que sur les femmes en situation de handicap. Par exemple, la Cour a constaté que les adolescentes autochtones sont exposées à un risque aggravé de violence sexuelle. Les statistiques mentionnées par la Cour sont alarmantes :
- Entre 2002 et 2009, plus de mille personnes autochtones ont été assassinées, dont 15 % de femmes et de filles.
- Entre 2008 et 2011, 71 % des cas de violences sexuelles sur des personnes en situation de handicap concernaient des filles et des femmes.
- Entre 2007 et 2012, 97 % des cas de violence sexuelle à l’encontre de personnes en situation de handicap concernaient des femmes.
Des incidences disproportionnées similaires sont documentées concernant les adolescent·es autochtones et afro-colombien·nes en matière d’accès à l’éducation.
En raison des expériences et des points de vue différents offerts par les divers groupes visés par les autos, il était important pour la Cour d’inclure les personnes victimes de déplacement dans les discussions portant sur les modalités d’octroi de réparations adéquates. En effet, cet aspect était au cœur de quasiment toutes les décisions adressées par la Cour aux autorités nationales.
Au-delà de la création de programmes adaptés, le deuxième type de réparation accordé par la Cour était de nature déclaratoire. Dans le cadre de la décision Auto 092, la Cour a fixé deux impératifs découlant de la Constitution concernant les femmes déplacées : (1) le déplacement forcé des femmes constitue une violation grave de leurs droits, qui nécessite une protection immédiate de la part des autorités ; et (2) l’extension automatique de l’aide humanitaire d’urgence aux femmes déplacées jusqu’à ce qu’elles atteignent un état d’autosuffisance, de dignité et de stabilité socio-économique. Elle a reconnu la doctrine du consentement libre, préalable et éclairé en faveur des peuples autochtones et des communautés tribales afro-colombiennes dans les décisions Autos 004 et 005.
La résolution des requêtes individuelles déposées par les personnes déplacées était le dernier type de réparation. Cette mesure visait notamment 18 000 requêtes concernant des bébés, des enfants et des adolescent·es, 600 requêtes concernant la protection des femmes déplacées, 183 cas de crimes sexuels commis pendant le conflit à l’encontre de femmes, etc.