Cette année, deux des plus importants litiges climatiques dans lesquels le réseau international pour les Droits Économiques, Culturels & Sociaux (DESC) est intervenu ont fait l’objet d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme. Le 9 avril 2024, la Cour a rendu des arrêts très attendus dans deux affaires examinant les obligations des États en matière de changement climatique en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme : les affaires KlimaSeniorinnen et Duarte Agostinho.
Si la Cour a jugé que les plaintes dans l’affaire Duarte Agostinho étaient irrecevables, l’arrêt KlimaSeniorinnen – dans lequel la Cour a statué pour la première fois que l’incapacité d’un État à prendre des mesures pour atténuer le changement climatique violait le droit à la vie privée et familiale et le droit à un procès équitable – constitue un développement important. La décision de la Cour repose sur le constat que la Suisse n’a pas adopté de cadre réglementaire national pour quantifier les émissions nationales de gaz à effet de serre et atteindre ses propres objectifs de réduction des émissions. La Cour a également constaté que les tribunaux suisses n’avaient pas entendu les recours juridiques contre l’inaction des autorités.
Contexte de l’affaire
Dans l’affaire Klimaseniorinnen, un groupe de femmes âgées résidant en Suisse, représenté par Greenpeace, a saisi la Cour d’une demande de réparation pour des violations liées à leur vie et à leur santé, entre autres droits, du fait des contributions de la Suisse au changement climatique. Les pétitionnaires soulignent les effets néfastes du changement climatique sur leur vie et leur santé.
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Dans l’affaire Duarte Agostinho, de jeunes résidents du Portugal représentés par le Global Legal Action Network (GLAN) ont demandé réparation pour les violations induites par le changement climatique liées à leurs droits à la vie et à un environnement sain, entre autres, et causées par 33 États relevant de la juridiction de la Cour européenne. Dans leur requête, les jeunes citent des événements climatiques récents et catastrophiques, notamment des incendies de grande ampleur au Portugal, et établissent un lien entre ces dommages et des années de contribution au changement climatique par les États défendeurs.
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Interventions du réseau DESC dans ces affaires
En 2022, des collectifs de membres du réseau DESC ont déposé des interventions de tiers dans deux affaires de droits de l’homme liées au changement climatique devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme.
Les interventions dans les affaires KlimaSeniorinnen et Duarte Agostinho ont offert à la Cour des normes internationales et comparatives et de la jurisprudence sur des questions touchant aux impacts de la crise climatique sur la jouissance d’un environnement sain et des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) connexes, ainsi que sur le droit à la vie ; les effets disproportionnés de la crise climatique sur les droits de l’homme de populations spécifiques – y compris, dans l’affaire KlimaSeniorinnen, sur les droits des femmes âgées – et l’obligation correspondante de l’État de garantir l’égalité réelle ainsi que de prévenir et de réparer la discrimination intersectionnelle ; et l’obligation de l’État de prévenir les dommages aux droits de l’homme liés au changement climatique et d’autres dommages prévisibles en utilisant le maximum de ressources disponibles et en réglementant efficacement les entreprises.
Résultats et réactions des membres aux arrêts
Le 9 avril, la Cour européenne a déclaré la requête de Duarte Agostinho irrecevable. La Cour a jugé qu’elle était extraterritoriale d’une manière qui n’étendait pas la compétence à d’autres États, à l’exception du Portugal, puisque les plaignants vivent dans ce pays. En ce qui concerne le Portugal, la Cour a déclaré la requête irrecevable pour cause de non-épuisement des voies de recours internes. La décision de la Cour de rejeter l’affaire Duarte Agosthino a suscité des inquiétudes quant à la manière dont elle a appliqué les normes sur l’extraterritorialité, qui n’est pas alignée sur la manière dont les Nations-Unies, la Cour internationale de justice, les cours interaméricaines et africaines des droits de l’Homme ont interprété le droit international en matière de droits de l’homme et qui constitue une régression par rapport à cette interprétation. Cette décision affaiblit la portée de la Convention européenne et fait planer le spectre de l’impunité sur les dommages climatiques causés par les États européens, en particulier sur les communautés des pays du Sud.
La tierce intervention soumise par les membres du réseau DESC soutenait que “…Conformément aux cadres de droit constitutionnel international, régional et comparé, les États doivent adopter et appliquer des mesures législatives et administratives adéquates et efficaces pour réduire les émissions sur leur territoire et de manière extraterritoriale, sur la base des meilleures données scientifiques disponibles et en accord avec l’Accord de Paris, en conformité avec les normes relatives aux droits de l’homme, et en mettant l’accent sur la protection des communautés vulnérables, telles que les générations futures.”
Le même jour, l’arrêt KlimaSeniorinnen a donné à la Cour une autre occasion d’examiner la portée des obligations existantes des États au titre de la Convention européenne des droits de l’homme dans le contexte du changement climatique. La Cour a estimé que l’insuffisance des mesures prises par la Suisse pour réduire ses émissions nationales de gaz à effet de serre constituait une violation manifeste des droits de l’homme d’un groupe de plus de 2 000 Suissesses âgées. Ces femmes ont fait valoir avec succès que leurs droits à la vie privée et à la vie familiale étaient violés parce qu’elles étaient particulièrement vulnérables aux effets des vagues de chaleur sur la santé.
Les membres ont réagi à cette décision historique qui reconnaît la crise climatique comme une crise des droits de l’Homme. Seb Duyck, responsable de la campagne sur les droits de l’Homme et le climat au Centre de Droit International de l’Environnement (CDIEL ou CIEL, en anglais pour « Centre for International Environment Law »), a fourni une brève analyse de la décision via X (anciennement Twitter).
L’avocate principale du CIEL, Joie Chowdhury, a également déclaré via Reuters : “Nous nous attendons à ce que cette décision influence l’action climatique et les litiges en matière de climat en Europe et bien au-delà. La décision renforce le rôle vital des tribunaux – tant internationaux que nationaux – qui obligent les gouvernements à respecter leurs obligations légales en matière de protection des droits de l’Homme contre les atteintes à l’environnement”.
Dans sa réaction, l’Initiative Mondiale pour les Droits Economiques, Sociaux et Culturels (IM-DESC), membre et collaborateur de l’intervention collective d’un tiers dans cette affaire, a déclaré : “Cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme marque une avancée significative, permettant aux individus d’exiger de leurs gouvernements des réglementations climatiques et des budgets carbone solides. La nature révolutionnaire de la décision annoncera un moment charnière pour les litiges en matière de justice climatique au niveau local et international, façonnant et faisant progresser la trajectoire des litiges en matière de justice climatique dans le monde entier”.
La décision donne une interprétation extensive du droit à la vie privée et familiale en vertu de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), en y incluant les préoccupations environnementales. La Cour a réaffirmé que la portée de la protection offerte par l’article 8 de la Convention s’étend aux effets néfastes sur la santé, le bien-être et la qualité de vie de l’homme découlant de diverses sources d’atteintes et de risques d’atteintes à l’environnement. L’État doit faire sa part pour assurer cette protection en adoptant et en appliquant effectivement des mesures visant à atténuer les effets du changement climatique. Sur la base de cette obligation et d’autres considérations, la Cour a estimé que le respect effectif des droits protégés par l’article 8 exigeait des États qu’ils prennent des mesures pour réduire de manière substantielle et progressive leurs niveaux respectifs d’émissions de gaz à effet de serre, et elle a appelé à une action immédiate.
Toutefois, des inquiétudes subsistent quant au fait que la Cour n’a pas ordonné à la Suisse d’accélérer sa trajectoire vers des émissions nettes nulles, ce qui est actuellement prévu d’ici 2050, soit dans près de trente ans, en dépit des graves répercussions auxquelles sont confrontés ses citoyens.
Tout en saluant la décision historique de la Cour européenne, la Commission internationale de juristes, par l’intermédiaire de son commissaire, Marco Sassòli, a déclaré : “Il s’agit d’un arrêt important qui protège les droits de l’Homme de ceux qui vivent aujourd’hui et des générations futures, en Suisse et partout dans le monde.
Il ne suffit pas que la Suisse ait accepté les objectifs de réduction des gaz à effet de serre prévus par l’Accord de Paris de 2015 et qu’elle les ait précisés dans sa législation. Elle doit également prendre des mesures suffisantes pour atteindre ces objectifs. La Cour a laissé à la Suisse le soin de décider des mesures, mais celles-ci doivent être suffisantes pour atteindre les objectifs.”
Les membres ont également établi des liens entre les deux affaires, Aiofe Nolan notant dans son article, “Lors de l’audience publique dans l’affaire KlimaSeniorinnen, les membres de la Cour ont fait référence à la question des générations futures et de l’équité intergénérationnelle dans le contexte des questions sur le principe de précaution et la question de “l’équité entre les générations” (Juge Bårdsen), ainsi que dans le contexte du statut de victime, le juge Guyamor notant qu’il existe “une dimension intergénérationnelle et interindividuelle des problèmes liés au changement climatique”. En revanche, lors de l’audition de Duarte, les questions portaient principalement sur l’épuisement des voies de recours internes (et des voies de recours disponibles dans le cadre du droit communautaire) et sur la compétence, sans se concentrer spécifiquement sur la justice intergénérationnelle ou les générations futures.
Membres impliqués
La tierce intervention collective dans l’affaire Duarte Agostinho a été soumise par Al-Haq, ALTSEAN-Burma, Center for the Study of Law, Justice and Society – Dejusticia, Comisión Colombiana de Juristas (CCJ), Comité Ambiental en Defensa de la Vida (CADV), le Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et les Droits de l’Homme (CEDCDH), FIAN International, la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), l’Initiative Mondiale pour les Droits Economiques, Sociaux et Culturels (IM-DESC), Human Rights Action (HRA), la Clinique internationale des droits de l’Homme de la Faculté de droit de l’Université de Virginie, Layla Hughes, Minority Rights Group International (MRG), Observatori DESC (observatoire DESC), l’Oficina para América Latina de la Coalición Internacional para el Hábitat (HIC-AL), et coordonné par le réseau international DESC.
La tierce intervention dans l’affaire Klimaseniorinnen a été soumise par ALTSEAN-Burma, Comisión Colombiana de Juristas (CCJ), Comité Ambiental en Defensa de la Vida (CADV), le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’Homme (ECCHR), FIAN International, l’Initiative Mondiale pour les Droits Économiques, Sociaux et Culturels (IM-DESC), Human Rights Action (HRA), la Clinique internationale des droits de l’Homme de la Faculté de droit de l’Université de Virginie, Layla Hughes, Minority Rights Group International (MRG), Observatori DESC (Observatoire DESC), l’Oficina para América Latina de la Coalición Internacional para el Hábitat (HIC-AL) et le Women’s Legal Centre (WLC) et coordonné par le réseau international DESC.