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Lundi, Juillet 1, 2024
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Kenia
Un jeune manifestant dans les rues de Nairobi le 20 juin 2024, rejetant le projet de loi de finances 2024. Photo : Cy Muganda -Khrc.or.ke

Date: 01/07/2024

Re: Cessez d’imposer des conditionnalités nuisibles, des mesures d’austérité et des politiques néolibérales qui ont un impact négatif sur les pays appauvris

Chers membres du conseil d’administration du FMI,

Nous sommes profondément préoccupés par les manifestations meurtrières au Kenya, déclenchées par l’introduction de taxes régressives et de réformes structurelles injustes dans le cadre du projet de loi de finances 2024. Ces politiques sont le résultat des conditionnalités imposées par le FMI sur les prêts qui continuent à remodeler les politiques économiques et les lois au Kenya et dans d’autres pays du Sud et qui ont affecté de manière disproportionnée des communautés déjà appauvries et marginalisées. En tant que réseau mondial comprenant environ 300 membres et alliés, dont des mouvements sociaux, des groupes de peuples autochtones, des ONG, des institutions académiques, des syndicats et des défenseur.euse.s dans plus de 80 pays, qui se sont engagé.e.s à faire des droits humains et de la justice sociale une réalité pour tou.te.s, le Réseau-DESC – Réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels – appelle à la fin des politiques et des conditionnalités qui aggravent l’appauvrissement, l’inégalité et la dépossession des communautés au Kenya et ailleurs, en intensifiant souvent le fardeau de la dette illégitime et insoutenable.

Malgré les appels et les demandes constants pour faire face à ces politiques problématiques, le FMI a imposé sans relâche des politiques néolibérales qui obligent les pays à donner la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’aux droits humains[1], en combinant une fiscalité régressive, la privatisation, la déréglementation et la réduction des dépenses publiques qui sapent les services essentiels garantis par les législations nationales et internationales.

Les droits humains et le bien-être des populations devraient être au cœur de toute décision de restructuration de la dette. Cependant, les intérêts privés étroits des entreprises et des acteurs financiers semblent souvent influencer les programmes du FMI, ce qui se traduit par des conditionnalités sévères sur les prêts. Les pays sont contraints de donner la priorité au remboursement de la dette ou de risquer un défaut de paiement qui pourrait invalider la solvabilité du pays et avoir un impact sur sa capacité à accéder aux marchés financiers internationaux.

Analyse de la situation au Kenya

Le Kenya est l’un des pays du Sud les plus exposés au risque de surendettement, selon le rapport d’analyse de la viabilité de la dette (AVD) du Fonds monétaire international (FMI). En juin 2023, la dette publique et la dette garantie par l’État représentaient 70,8 % du PIB en termes nominaux[2]. Selon le Trésor national kenyan, en janvier 2024, la valeur actuelle de la dette publique s’élevait à 68,2 % du PIB, alors que le FMI avait fixé à 55 % le seuil d’ancrage de la dette par rapport au PIB. La dette intérieure s’élevait à 36,5 % et la dette extérieure à 31,7 % du PIB.[3]  À la fin du mois de juin 2023, 58,8 % des recettes totales étaient consacrées aux paiements du service de la dette. Le gouvernement a continué à emprunter auprès du FMI[4] alors que les efforts mondiaux pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises sont lents. Le Kenya et d’autres gouvernements sont contraints d’envisager des formes accrues d’imposition ayant un impact disproportionné sur les plus démunis.

En avril 2021, le Kenya a signé un prêt de 2,34 milliards de dollars sur trois ans avec le FMI. Ce prêt a permis au Kenya de tirer sur ses droits de tirage spéciaux (DTS), mais à des conditions très strictes, à savoir la mise en œuvre d’une politique fiscale régressive et la suppression des subventions, notamment sur les carburants et l’électricité, afin de combler entièrement son déficit budgétaire[5].  En 2023, le Kenya a reçu 684,7 millions de dollars supplémentaires pour payer son euro-obligation qui arrivait à échéance en juin. En 2024, les services du FMI et les autorités kenyanes sont parvenus à un accord au niveau des services sur les politiques économiques afin de conclure la quatrième revue des accords de 38 mois au titre du mécanisme élargi de crédit et de la facilité de crédit, ouvrant ainsi la voie à l’accès à 1 milliard de dollars[6]. La déclaration du FMI du 11 juin 2024, après avoir conclu des accords au niveau des services sur trois de ses facilités de prêt avec le Kenya, indiquait ce qui suit : « Un ajustement budgétaire important et immédiat au cours de l’exercice 2024/25 sera nécessaire pour corriger la trajectoire, à cette fin, les autorités ont pris des mesures décisives en faveur de l’assainissement budgétaire en introduisant plusieurs mesures dans le cadre du projet de budget 2024/25 et du projet de loi de finances 2024. Il est important de noter que ce dernier est axé sur des mesures visant à élargir l’assiette de l’impôt national… des réformes des dépenses publiques et de la masse salariale, la restructuration des entreprises publiques, la rationalisation des dépenses courantes improductives, et un meilleur ciblage des subventions et des transferts[7]… »

Cela explique l’introduction sans précédent de taxes supplémentaires et l’augmentation des coûts du carburant et de l’électricité qui touchent les Kenyan.e.s ordinaires, alors même que ces emprunts ont été consacrés principalement au remboursement de la dette plutôt qu’à des investissements indispensables dans les services publics, notamment les soins de santé, la sécurité sociale et l’éducation.  En réponse à l’introduction de taxes supplémentaires sur les pauvres et à la suppression des subventions sur les produits essentiels, dans un contexte de sous-investissement permanent dans les services publics, plusieurs manifestations massives ont éclaté à Nairobi au cours des dernières semaines, auxquelles ont participé des milliers de Kenyan.e.s, mené.e.s par des jeunes qui refusent à juste titre de voir leurs droits et leur avenir bafoués.

Le contrat social fiscal repose sur le principe de la responsabilité mutuelle et de la réciprocité. Alors que les citoyen.ne.s kenyan.e.s acceptent de payer des impôts, le gouvernement a l’obligation de fournir des services essentiels garantis par les lois internationales et nationales, tels que l’éducation, les soins de santé, le logement, les infrastructures, la sécurité et la sécurité sociale. Les conditions sévères du FMI, qui ont déjà été testées et ont abouti à des résultats désastreux, ont influencé la rédaction du projet de loi de finances controversé qui a suscité l’indignation dans le pays.

Alors que le FMI parle de surveiller la situation et de souhaiter une croissance inclusive, il reste à savoir s’il écoute la majorité des Kényan.e.s ou s’il attend simplement une nouvelle proposition de mesures d’austérité pour garantir le remboursement de la dette[8].

Transparence et responsabilité en matière de dette

La priorité accordée au paiement du service de la dette aux créanciers au détriment des droits humains et du bien-être de la population a suscité la colère des Kényan.e.s. Par ailleurs, les décisions relatives aux contrats et aux accords sont prises sans transparence et sans obligation de rendre des comptes.  Les Kényan.e.s ont du mal à comprendre comment leurs gouvernements ont conclu des accords d’emprunt et de prêt avec les bailleurs de fonds, y compris le FMI, comment l’argent est utilisé au niveau national et quelles sont les conditions des contrats et des accords.  Le manque de transparence entre les acteurs privés, les IFI et les gouvernements prêteurs nuit à la participation démocratique et à la responsabilité et ouvre la voie à une influence indue des entreprises.

La crise actuelle de la dette n’est pas propre au Kenya. D’autres pays d’Afrique considérés comme étant en situation de surendettement ou à haut risque de l’être sont la Zambie, le Congo, le Mozambique et le Zimbabwe, le Burundi, le Cameroun, le Tchad, la Gambie, la Guinée, le Ghana, le Sud-Soudan et le Togo[9], qui seront ou sont confrontés à des conditionnalités similaires qui menacent les droits humains et le bien-être de leurs populations.

En abordant les questions économiques, sociales et politiques urgentes liées à la dette, nous appelons le FMI à :

  • Annuler les dettes insoutenables et les surcharges, en particulier pour les pays à revenu faible ou intermédiaire qui sont aux prises avec des dettes insoutenables et souvent illégitimes.
  • Cesser d’imposer des conditionnalités nuisibles ; le FMI et les autres créanciers internationaux devraient s’abstenir d’imposer des mesures d’austérité et des politiques néolibérales qui ont un impact négatif sur les pays appauvris. Il s’agit notamment de la dévaluation des monnaies et des ajustements structurels tels que l’augmentation des impôts régressifs, la réduction des dépenses publiques et l’affaiblissement de la protection des travailleur.euse.s.
  • Démocratiser le processus de la dette en garantissant la transparence, la responsabilité et la gouvernance démocratique, y compris la participation significative des communautés touchées, des citoyen.ne.s et des OSC à tous les niveaux de prise de décision, en particulier dans la conception des politiques qui ont un impact sur le coût de la vie, l’accès aux moyens de subsistance et les services publics essentiels.
  • Veiller à ce que tous les financements, sauvegardes et orientations fournis aux pays accordent la priorité aux obligations en matière de droits humains et de protection de l’environnement et promeuvent une transition juste et équitable vers une économie centrée sur la protection des personnes et de la planète. Cela inclut des évaluations de l’impact sur les droits humains de la réforme de la politique fiscale sur l’égalité des sexes et l’inégalité économique, et le rejet de celles qui ont un impact social négatif.
  • Mettre fin à la mainmise des entreprises sur les institutions gouvernementales et intergouvernementales et sur le processus décisionnel visant à garantir les droits humainset soutenir activement la réglementation des entreprises et des acteurs financiers afin de garantir leur respect des droits humains dans les États d’origine et les États d’accueil.
  • Mettre en œuvre des politiques économiques anticycliques qui vont au-delà du seul objectif de réduction de la dette et de consolidation fiscale, et qui se concentrent plutôt sur la redistribution et la mise en place d’un système de protection sociale fondamental.
  • Mettre en place des mécanismes de collaboration avec les acteur.rice.s de la société civile, en particulier dans les contextes où les conflits et les gouvernements répressifs ont directement attaqué et/ou sapé les ressources communautaires pour préserver la sécurité des moyens de subsistance et la santé publique.
  • Contrôler étroitement les projets du secteur privé et du secteur public afin de garantir le respect des droits humains, des normes de travail et des normes environnementales, et indiquer clairement que les représailles ou les discriminations liées à la liberté de réunion, d’association ou d’opinion politique ne seront pas tolérées.

[1] Réseau-DESC : Une approche de la dette et de la justice climatique fondée sur les droits humains, 2023. chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/A Human Rights- Based Approach to Debt and Climate Justice.

[2] Analyse conjointe Banque mondiale-FMI de la viabilité de la dette – Kenya, 2023. chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/Kenya-Joint-World-Bank-IMF-Debt-Sustainability-Analysis.pdf

[3] République du Kenya ; le Trésor national et la planification économique; Stratégie 2024 de gestion de la dette à moyen terme. chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/2024 Medium-Term Debt Management Strategy

[4] Reuters; Kenya wins $941 million IMF loan boost, easing financial pressures (Le Kenya bénéficie d’un prêt du FMI de 941 millions de dollars, ce qui allège les pressions financières), janvier 2024. Kenya wins $941 million IMF loan boost, easing financial pressures | Reuters.

[5] The Africa Report: IMF sets new loan conditions, limiting choices of next government ( Le FMI fixe de nouvelles conditions de prêt, limitant les choix du prochain gouvernement), août 2022. Kenya: IMF sets new loan conditions, limiting choices of next government – The Africa Report.com.

[6] Business Daily: Kenya set for Ksh. 131 billion new IMF financing June. ( Le Kenya devrait bénéficier d’un nouveau financement du FMI d’un montant de 131 milliards de Ksh en juin) avril 2024. Kenya set for Sh131 billion new IMF financing June – Business Daily.

[7] Ahilan, K. (juillet 2024). Kenya to Sri Lanka: Protests, IMF and high ambition. (Du Kenya au Sri Lanka : Manifestations, FMI et grandes ambitions) The Daily Mirror. Kenya to Sri Lanka: Protests, IMF and high ambition – Opinion | Daily Mirror.

[8] Business Daily: IMF says monitoring Kenya unrest, commits to helping economic revival (Le FMI surveille les troubles au Kenya et s’engage à contribuer à la relance économique), juin 2024. IMF says monitoring Kenya unrest, commits to helping economic revival – Business Daily.

[9] The East African: Africa’s creditors come calling as debt distress looms large (Les créanciers de l’Afrique se manifestent alors que le surendettement menace), septembre 2023. Africa’s creditors come calling as debt distress looms large – The East African (Les créanciers de l’Afrique se manifestent alors que le surendettement se profile à l’horizon)