Opinion: Grève féministe pour la reconnaissance et la réinvention du rôle des soins en Amérique latine

Date de publication : 
Lundi, 18 avril 2022

Par: Valentine Sébile, Valentina Contreras, Martha Devia Grisales

Publié: El País (Espagnol)

Par cette grève à l'occasion de la Journée internationale de la femme, nous exigeons un pacte social sur les tâches non rémunérées et la visibilité des alternatives au modèle patriarcal et capitaliste que la pandémie a révélé dans toute sa brutalité.

La crise de la COVID-19 a montré l’urgence de mettre en place un pacte social sur les soins pour mettre fin aux inégalités structurelles et à la féminisation croissante de la pauvreté en Amérique latine, qui, selon la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), toucherait 118 millions de femmes en 2021, soit 23 millions de plus qu'en 2019.

Cette crise sanitaire, économique et sociale sans précédent aurait pu être l'occasion de reconnaître enfin le soin comme la pierre angulaire de nos sociétés. Depuis le début de la pandémie, le travail invisible de millions de femmes a largement pallié les carences de systèmes publics fragiles et déficients en raison de la privatisation et de la marchandisation croissantes du secteur public. Ainsi, nous applaudissons chaque jour les millions de professionnels de la santé, dont 73% sont des travailleur/euse-s qui ont été exposé-e-s au virus sans équipement de protection adéquat et dans des systèmes de santé sans ressources après des décennies de manque d'investissements publics. Nous sommes reconnaissants à ceux et celles qui ont mis leur santé et celle de leur famille en danger pour continuer à s'occuper des membres de nos familles à charge; en raison de la fermeture des écoles, beaucoup ont dû faire des gardes doubles et triples en plus de s'occuper de leurs enfants, et beaucoup se sont également occupé-e-s de leurs petits-enfants et neveux/nièces.

Un message commun résonne dans toutes les régions : il est encore temps de tirer les leçons de cette crise et de nous demander quelle société et quel avenir nous voulons pour nous-mêmes.

Cependant, les mesures institutionnelles prises en réponse à la COVID-19 continuent de sous-estimer et d'ignorer de manière flagrante la centralité des soins. Par conséquent, nous assistons à un net recul en termes de droits humains des femmes. En Amérique latine, on estime que leur participation au travail est retombée au niveau de 2008. Le secteur du travail domestique rémunéré a été l'un des plus durement touchés par la crise, il se caractérise par la précarité et le manque de protection sociale. Rien qu'en Colombie, quatre travailleur/euse-s domestiques sur dix se sont retrouvé-e-s au chômage depuis le début de la pandémie. 

Le soin n'est pas une qualité intrinsèque des femmes, mais un besoin fondamental pour tous les êtres humains. En raison de la construction sociale du genre, le mandat culturel leur a historiquement imposé le rôle de pourvoyeuses de soins et ce travail a été distribué dans des conditions structurelles de discrimination et d'inégalité, en particulier parmi ceux et  celles qui appartiennent à des groupes marginalisés tels que les migrant-e-s, les autochtones et les non-blanc.he.s. Rien qu'en Amérique latine, les Nations unies estiment qu'entre 11 et 18 millions de personnes sont engagées dans le travail domestique rémunéré, dont 93 % sont des femmes, la grande majorité d'entre elles travaillant dans des conditions informelles. Dans la sphère privée, selon Oxfam, les femmes continuent d'effectuer plus de 75% du travail de soins non rémunéré (en espagnol uniquement), avec des conséquences palpables dans leur accès inégal aux opportunités d'éducation et d'emploi. Malgré cela, en 2021, le PNUD a estimé (en espagnol uniquement) que "les mesures visant la sécurité économique des femmes et la prise en compte des soins non rémunérés continuent de ne constituer qu'une fraction de la réponse totale en matière de protection sociale et de marché du travail".

Rien qu'en Colombie, quatre travailleurs domestiques sur dix ont perdu leur emploi depuis le début de la pandémie.

Depuis des décennies, le mouvement féministe appelle à la nécessité de placer le travail de soins rémunéré et non rémunéré au centre de l'agenda politique, une demande approuvée par les organisations internationales. En conséquence, des avancées importantes ont eu lieu, comme l'adoption de mesures législatives à cet égard en Uruguay, en Argentine et plus récemment au Mexique (références en espagnol uniquement).

Cependant, cette tâche a encore un visage féminin. À l'occasion du 8 mars, journée internationale de la femme, les organisations féministes de la région se sont articulées autour de la grève mondiale des femmes pour exiger un pacte social sur les soins et aussi pour montrer que des alternatives au modèle patriarcal et capitaliste que cette pandémie a démasqué dans toute sa brutalité sont possibles.

Il s'agit d'alternatives qui viennent des communautés, en particulier des femmes. Comme au Chili -qui, en pleine pandémie, a vécu un processus constitutionnel historique qui lui permettra de se débarrasser de l'héritage de la dictature d'Augusto Pinochet- où plus de vingt organisations féministes se sont unies dans le projet Más que Juanitas (en espagnol uniquement). De ce texte ont émergé de nouvelles propositions pour que la nouvelle Constitution garantisse leurs droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, en partant du principe qu'il n'y a pas de "droit humain qui ne soit pas potentiellement affecté d'une manière ou d'une autre par la distribution inégale du travail domestique et de soins".

Une vingtaine d'organisations féministes se sont unies dans le projet "More than Juanitas" au Chili, qui a débouché sur des propositions pour la nouvelle Constitution visant à garantir les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux des femmes.

Depuis la Colombie, où 90% des femmes consacrent du temps au travail domestique non rémunéré, les mouvements féministes populaires proposent une réorganisation sociale, politique et économique qui définisse les soins, le bien-être et la solidarité comme axes des politiques publiques.

Un message commun résonne dans toutes les régions : il est encore temps de tirer les leçons de cette crise pour nous demander quelle société et quel avenir nous voulons pour nous-mêmes, pour les personnes que nous aimons et aussi pour notre planète asphyxiée par un modèle de croissance et d'exploitation non durable. Penser aux soins implique un changement de paradigme, mais implique aussi de penser à notre altérité et d'embrasser notre vulnérabilité, la vulnérabilité de la vie elle-même. Nous dépendons tou-te-s des soins à un moment donné de notre existence, individuellement mais surtout collectivement. Car sans soins, la vie serait-elle possible?