E.L. (femme) c. La République, (Affaire criminelle no 36 de 2016) [2016] MWHC 656

Une approche de la criminalisation de l'exposition au VIH fondée sur les droits humains

Cette affaire concerne les droits des personnes vivant avec le VIH et une approche fondée sur les droits humains pour l’examen d’une disposition pénale relative à la transmission par négligence, imprudence ou inobservation des lois d’une maladie mettant la vie en danger.


Haute Cour du Malawi, Zomba

Date de la décision: 
19 jan 2017
Forum : 
Haute Cour du Malawi
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

La requérante, E.L., mère de quatre enfants âgée de 26 ans et vivant avec le VIH, a été accusée et condamnée en première instance au titre de la Section 192 du Code pénal malawien pour s’être livrée illicitement (par négligence) à un acte susceptible de propager une maladie mettant la vie en danger. L’accusation a fait valoir que la requérante avait « illicitement, négligemment et sciemment » allaité le bébé de la plaignante, qui avait été laissé à sa charge. Au moment de l’incident, E.L. était sous traitement antirétroviral (ARV).

Au procès, la requérante a plaidé coupable et a été condamnée à neuf mois de prison avec travaux forcés. Cependant, E.L. a par la suite fait appel de sa condamnation et/ou peine auprès de la Haute Cour du Malawi pour deux motifs : la Section 192 du Code est inconstitutionnelle car elle est vague et trop générale, et la condamnation était mal fondée car l’acte d’accusation était imprécis et l’accusation n’avait pas prouvé, hors de tout doute raisonnable, qu’il y avait bel et bien eu infraction aux termes de la disposition applicable. À titre subsidiaire, elle a fait valoir que la peine d’emprisonnement ne tenait pas compte de facteurs atténuants et était donc manifestement excessive.

À l’appui de son recours, la requérante a présenté le témoignage de spécialistes pour montrer que pour les femmes sous ARV, le risque de transmission par le lait maternel est de moins d'un pour cent. De plus, E.L. a fait valoir que rien n’indiquait qu'elle avait effectivement transmis le VIH au nourrisson, qui avait reçu une prophylaxie post-exposition (PEP) et s'était avéré séronégatif. Finalement, E.L. a affirmé que, conformément aux Lignes directrices de 2016 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ainsi qu’aux Lignes directrices du Malawi publiée par le ministère de la Santé affirmant l’innocuité et la pertinence de l’allaitement par des femmes vivant avec le VIH, elle n’aurait pas pu propager sciemment le VIH.

La Haute Cour a conclu que l’accusation portée contre la requérante était manifestement ambiguë. Elle a souligné que l’infraction aux termes de la Section 192 du Code comportait trois éléments distincts, notamment – l’illicéité, la négligence ou l’imprudence – chacun ayant des implications différentes en droit pénal. Compte tenu que la partie plaignante a accusé E.L. de conduite illicite et négligente sans séparer les éléments de chaque accusation, la Haute Cour a statué que la reconnaissance de culpabilité de la requérante était inconsciente et que l’accusation n’avait pas établi les éléments de l’infraction pénale.

La Cour a brièvement examiné le droit à la dignité (Section 19) et le droit au respect de la vie privée (Section 21) reconnus par la Constitution à la lumière du statut VIH et du traitement de la requérante présentés en cour comme élément de preuve. La Cour a précisé que, pour obtenir ces informations et les admettre comme éléments de preuve, la police et les tribunaux devaient prendre particulièrement soin de protéger les droits des personnes vivant avec le VIH (PVVIH).

La Haute Cour a de plus affirmé que le droit pénal ne devrait pas être appliqué à des cas où il n’existe aucun risque majeur de transmission ou ceux où la personne ne savait pas qu’elle était séropositive, ne comprenait pas comment le VIH se transmet ou n’avait pas révélé son statut VIH positif par crainte de violence ou autres conséquences négatives sérieuses. La Cour a souligné que le système juridique malawien devrait garantir que les affaires criminelles portant sur la transmission du VIH devraient être conformes aux obligations internationales du Malawi en matière de droits humains, en vertu desquelles « [f]ondamentalement, en cette ère de droits humains, la loi ne doit pas oublier de faire respecter le droit de la personne accusée au respect de la vie privée, à la dignité et à une procédure régulière. »

De plus, la Haute Cour a mis l’accent non seulement sur l’intérêt supérieur de l’enfant, mais aussi sur l’impact des peines d’emprisonnement sur les femmes ayant des enfants. Plus précisément, la Haute Cour a déclaré que « l’incarcération d'une femme avec son enfant devrait toujours être le dernier recours de tout tribunal… ». Pour étayer cette notion, la Haute Cour a attiré l’attention sur les Règles des Nations Unies concernant le traitement des femmes détenues et les mesures non privatives de liberté pour les femmes délinquantes comme référence pour les tribunaux malawiens.

En conclusion, la Haute Cour a déclaré que « le procès en première instance comportait des irrégularités de procédure, dont une partialité flagrante » (paragraphe 5.1), qui a donné lieu à une peine « nettement excessive » (paragraphe 4.26), et statué que le droit de la requérante à une procédure régulière était compromis. Sur la base des droits constitutionnels et des principes fondamentaux du droit pénal, la Cour a déclaré la condamnation non fondée en droit et donc nulle, donnant lieu à la libération immédiate de la requérante. Il convient de mentionner que l’accusation a reconnu que la condamnation et la peine de la requérante devraient être annulées.

Concernant le recours constitutionnel de la requérante, la Haute Cour a admis que la requérante avait un argument juridique convaincant, mais a refusé d’entendre l’affaire, recommandant plutôt que la plainte soit renvoyée pour décision séparée suivant la procédure établie.

Application des décisions et résultats: 

E.L. a sollicité une ordonnance d’anonymat en raison de la stigmatisation liée au VIH/sida au Malawi et de l’intérêt supérieur de tous les enfants concernés par l’affaire. La Haute Cour a ordonné que les noms et les renseignements personnels de la requérante, de la plaignante et de leurs enfants soient retirés de tous les documents judiciaires accessibles au public, de même que toute information dans la presse qui pourrait permettre l’identification des parties afin de protéger celles-ci de la discrimination publique et de toute autre divulgation non consentie d’information concernant leur statut VIH.

À la suite de cette affaire, le Southern Africa Litigation Centre (SALC), conjointement avec la Coalition internationale des femmes (ICW pour son sigle en anglais), Malawi, et la Coalition des femmes vivant avec le VIH-sida (COWLHA pour son sigle en anglais), apportent à la requérante une aide psychosociale, ainsi que des services de soutien pour elle et sa famille. Ces organisations ont beaucoup travaillé au sein de la communauté et plus particulièrement avec les dirigeants et dirigeantes communautaires pour changer le discours au sujet de questions concernant le traitement du VIH et contribuer à l’élimination de la stigmatisation associée au VIH/sida.

Groupes impliqués dans le cas: 

Dr. Ruth Margaret Bland, experte médicale (amicus pour la requérante)

Mme Michaela Clayton, directrice de la AIDS and Rights Alliance for Southern Africa (amicus pour la requérante)

Southern Africa Litigation Centre (SALC)

Coalition internationale des femmes (ICW), Malawi

Importance de la jurisprudence: 

Cette décision soulève plusieurs questions d’une importance capitale au croisement du droit à la santé, à une procédure régulière, à l’égalité, à la dignité et au respect de la vie privée, ainsi que du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle montre l’importance d’une approche de la criminalisation des PVVIH fondée sur les droits humains et contribue à promouvoir l’égalité de fait des PVVIH en s’attaquant aux préjugés et à la stigmatisation qui existent.

Un aspect important de cette affaire concerne l’effet néfaste des préjugés à l'égard des PVVIH dans le jugement de leurs causes et le droit à un procès équitable. De plus, la décision fait ressortir l’importance de protéger le droit des PVVIH à la dignité et au respect de la vie privée. Sur le plan de la procédure, il est révélateur que la Haute Cour ait rendu une ordonnance d’anonymat pour protéger les parties à cette affaire de tout autre divulgation non consentie de leur état de santé et de l’attention publique non souhaitée. Faire face à la stigmatisation des PVVIH est essentiel à la protection du droit fondamental à la santé, particulièrement en ce qui concerne l’élément accessibilité de ce droit. Un rapport d’ONUSIDA publié en 2017 est très édifiant dans ce contexte. Il apporte des données montrant comment la stigmatisation et la discrimination des PVVIH portent gravement préjudice au droit à la santé et présente les meilleures pratiques permettant de combattre utilement la stigmatisation et la discrimination.

Dans la présente affaire, la Haute Cour rejette l’application trop large du droit pénal à la non-divulgation, à l'exposition au risque de transmission et à la transmission du VIH. Le jugement apporte des indications essentielles sur les limites de l’application du droit pénal à des affaires concernant le VIH et fait ressortir la nécessité de fonder l’analyse judiciaire sur des données scientifiques et d’assurer clairement la conformité avec le cadre des droits humains. Cette approche fondée sur les droits pour évaluer l’application du droit pénal contre les PVVIH est particulièrement importante compte tenu du contexte mondial actuel, caractérisé par une criminalisation généralisée de la non-divulgation, de l’exposition au risque de transmission et de la transmission du VIH. Le point de vue de la Cour s’aligne explicitement sur la position des Nations Unies voulant qu’une criminalisation trop large de la non-divulgation, de l’exposition au risque de transmission et de la transmission VIH est contraire aux recommandations de santé publique reconnues au niveau international et aux principes relatifs aux droits humains.

Dernière mise à jour : 2 mars 2018