Ordonnance no. 092 de 2008

En 2004, la Cour constitutionnelle de Colombie a rendu un jugement dans l'affaire T-025, déclarant un état de fait inconstitutionnel en ce qui concerne la situation de millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays (PDI) en raison du conflit armé en cours dans le pays. Cet état de fait inconstitutionnel découlait de violations massives des droits humains liées aux défaillances systémiques de l'État dans la protection des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. Afin de remédier à cet état de fait inconstitutionnel, la Cour a mis en place un mécanisme de suivi composé de deux types de procédures : (1) des procédures spéciales visant à évaluer les progrès réalisés par diverses agences gouvernementales, au cours desquelles ces agences étaient tenues de soumettre régulièrement des rapports sur leur conformité aux ordonnances de la Cour ; et (2) des « autos de seguimiento » (ordonnances de suivi), des documents écrits additionnels de la Cour qui ont développé et clarifié les ordonnances de la Cour dans l'affaire T-025, en mettant particulièrement l'accent sur les groupes de personnes les plus vulnérables et les plus durement touchés par le conflit armé interne. L'ordonnance 092 de 2008 est l'une de ces ordonnances, se concentrant spécifiquement sur la situation des femmes déplacées.

Date de la décision: 
14 avr 2008
Forum : 
Cour constitutionnelle de Colombie, deuxième chambre de révision
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

L'ordonnance (Auto) 092 visait deux objectifs principaux : premièrement, rendre un jugement déclaratoire sur la manière dont les droits des femmes déplacées sont systématiquement violés pendant les conflits armés, et deuxièmement, mettre en place quatre mesures globales pour garantir les droits des femmes déplacées par les conflits armés et prévenir les effets disproportionnés basés sur le genre résultant du conflit armé et du déplacement forcé.

La Cour s'est fondée sur diverses dispositions constitutionnelles et obligations internationales pour conclure que l'État était tenu d'adopter une approche strictement différenciée dans la prévention et la réparation des déplacements forcés de femmes. De plus, la Cour a affirmé que les autorités colombiennes avaient une obligation constitutionnelle et internationale d'identifier et d'évaluer les risques spécifiques auxquels sont confrontées les femmes exposées au conflit armé, et de prendre des mesures énergiques pour prévenir les déplacements disproportionnés et protéger les victimes. Cela incluait notamment l'obligation de l'État colombien de respecter ses engagements internationaux en vertu de la Convention sur l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), de la Convention interaméricaine pour la prévention, la sanction et l'élimination de la violence contre la femme de Belém do Pará, du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) et de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Avant de détailler les mesures que la Cour a ordonné à l'État de prendre pour remédier à la situation des femmes déplacées, elle a tout d'abord mis en lumière, catégorisé et caractérisé les souffrances des femmes dans les contextes de conflit armé. La Cour a adopté deux approches à cet égard. En premier lieu, elle a identifié dix (10) principaux risques auxquels les femmes sont exposées dans le contexte d'un conflit armé : (1) La violence sexuelle, l'exploitation sexuelle ou les abus sexuels ; (2) L'exploitation et les conditions d'esclavage dans le cadre du travail domestique et des rôles sexospécifiques au sein d'une société patriarcale, perpétrés par les acteurs du conflit armé ; (3) Le recrutement forcé des enfants des femmes par les acteurs du conflit armé, ou les menaces pesant sur eux, en particulier lorsque les femmes sont chefs de famille ; (4) Les risques liés au contact avec des proches ou des personnes membres de factions armées ; (5) Les risques liés au fait d'être un membre de la famille ou un membre d'un groupe armé ; (6) Les risques liés au fait d'être membre ou associé à des organisations sociales, communautaires ou politiques dirigées par des femmes et promouvant les droits de l'homme dans les zones touchées par le conflit armé ; (7) La persécution, l'assassinat et la disparition forcée ; (8) Les risques associés à la persécution, à l'assassinat ou à la disparition du pourvoyeur économique des femmes, ainsi qu'à la désintégration de leur réseau de soutien social ; (9) L'expulsion forcée de leurs terres ; (10) La discrimination et la vulnérabilité accrues auxquelles sont confrontées les femmes autochtones et d'ascendance africaine, ainsi que (11) les risques liés à la perte ou à l'absence de leur principal soutien économique tout au long du processus de déplacement.

Ensuite, la Cour a identifié dix-huit (18) manières dont le déplacement forcé affecte les femmes de manière spécifique et différenciée en raison de leur sexe. La Cour a classé ces impacts en deux catégories distinctes : a) Les modèles structurels de violence et de discrimination basées sur le genre, préexistants dans la société colombienne avant le conflit armé mais amplifiés pendant celui-ci, qui ont un impact plus aigu sur les femmes déplacées ; b) Les problèmes que seules les femmes déplacées rencontrent, qui ne touchent ni les femmes non déplacées ni même les hommes déplacés.

La première série de problèmes comprend les éléments suivants : la violence sexuelle et les abus sexuels, incluant le travail sexuel forcé, l'esclavage sexuel et la traite des êtres humains ; la violence au sein de la famille et de la communauté basée sur le genre ; la violation des droits génésiques, particulièrement en ce qui concerne les filles, les adolescentes et les femmes allaitantes ; la contrainte à devenir chef de famille sans avoir les ressources minimales nécessaires à la subsistance de base, ce qui va à l'encontre des principes de dignité, en particulier pour les femmes responsables de jeunes enfants, celles souffrant de problèmes de santé, celles en situation de handicap et les femmes âgées ; des obstacles renforcés à l'accès à l'éducation ; des obstacles renforcés à l'accès à l'emploi et à l'entrée sur le marché du travail ; l'exploitation du travail domestique, notamment la traite des êtres humains ; des obstacles renforcés pour obtenir la propriété foncière et protéger les titres en vue de leur réinstallation future ; une discrimination aiguë à l'encontre des femmes autochtones et afrodescendantes ; des actes de violence dirigés contre les femmes leaders ou celles qui acquièrent une visibilité publique en raison de leur promotion des droits sociaux, civils et humains ; une discrimination à l'égard des femmes dans les sphères publiques, ce qui se traduit par la violation de leur droit à la participation et à l'influence dans la vie publique et dans la société, ainsi que le manque d'informations sur leurs droits en tant que victimes du conflit armé.

La deuxième catégorie de problèmes concerne spécifiquement les femmes déplacées. Elle englobe les besoins en soins psychologiques spécialisés, les obstacles à l'enregistrement dans le registre des personnes déplacées, le manque de formation des employés gouvernementaux lorsqu'ils interagissent avec des femmes déplacées, ce qui entraîne un traitement hostile et insensible à leur égard, le mépris envers les femmes déplacées qui ne sont pas chefs de famille, ainsi que la réticence structurelle du gouvernement à élargir l'aide humanitaire d'urgence aux femmes éligibles.

Ce travail déclaratif a mis en lumière l'invisibilité de la discrimination basée sur le genre en raison de sa pratique structurelle et généralisée dans la société colombienne, qui existait avant le conflit armé mais qui a indubitablement été exacerbée par celui-ci. Une fois les informations reconnues, systématisées et organisées par la Cour, il serait plus facile d'exiger du gouvernement qu'il rende des comptes et qu'il prenne des mesures spécifiques pour résoudre le problème. En effet, la Cour a estimé que pour traiter correctement les violations des droits des femmes déplacées, le gouvernement colombien devait comprendre la complexité de ces violations et, à partir de là, élaborer des politiques visant non seulement à réparer les violations, mais aussi à les prévenir à l'avenir.

À ce titre, la Cour a ordonné la création de treize programmes spécifiques pour faire face aux risques accrus auxquels sont exposées les femmes déplacées par le conflit armé, couvrant des questions telles que la violence sexuelle, la promotion de la santé, l'aide à l'éducation, l'accès à la terre, l'aide aux femmes autochtones et d'ascendance africaine déplacées, la prévention de la violence contre les femmes dirigeantes, le droit à la vérité, à la justice et à la réparation, ainsi que l'aide psychosociale aux victimes du conflit. Les treize programmes spécifiques sont les suivants : Prévention de l'impact disproportionné du déplacement ; prévention de la violence sexuelle à l'égard des femmes ; prévention de la violence intrafamiliale et communautaire ; promotion de la santé ; soutien aux femmes chefs de famille ; accès aux possibilités d'emploi et prévention de l'exploitation domestique et du travail ; Soutien à l'éducation des femmes de 15 ans et plus ; Protection des femmes autochtones ; Protection des femmes afrodescendantes ; Promotion de la participation et de la prévention de la violence contre les femmes ; Justice, vérité, réparations et non-répétition ; et élimination des obstacles à l'accès aux systèmes de protection. La création de ces programmes institutionnaliserait une réponse efficace à la situation des femmes déplacées, en mandatant les programmes pour concevoir des mécanismes de suivi et en ordonnant au gouvernement d'allouer des ressources suffisantes pour mener à bien les missions des différents programmes.

Deuxièmement, la Cour a établi deux présomptions constitutionnelles concernant les femmes déplacées : (1) Le déplacement forcé des femmes constitue une violation aiguë de leurs droits, exigeant une réparation immédiate de la part des autorités ; (2) L'aide humanitaire d'urgence devrait être automatiquement étendue aux femmes déplacées jusqu'à ce qu'elles atteignent un état d'autosuffisance, de dignité et de stabilité socio-économique. Troisièmement, la Cour a adopté des ordonnances individuelles pour la protection spécifique de 600 femmes déplacées par le conflit armé. Enfin, la Cour a transmis au procureur général de Colombie des informations relatives à 183 cas de crimes sexuels commis pendant le conflit armé interne, afin qu'il mène une enquête et engage des poursuites. Elle a également ordonné la création d'un programme axé sur la réparation des préjudices subis par les femmes déplacées qui ont été victimes de violences sexuelles pendant le conflit armé.

Application des décisions et résultats: 

En réponse à l'ordonnance 092, le gouvernement s'est formellement engagé à atteindre l'égalité des sexes au sein de la population déplacée dans son plan de développement national 2010-2014. En outre, il a établi des lois en 2011 et 2014 (respectivement la loi 1448 et la loi 1719) qui garantissent l'accès à la justice pour les victimes de violences sexuelles, en particulier pendant le conflit armé, et qui établissent des voies pour la restitution des terres. Il a alloué des milliards de pesos à ces efforts, pour une durée de 10 ans. En outre, le gouvernement a réformé le code pénal afin d'élargir la catégorisation des crimes sexuels et d'y inclure, entre autres, la stérilisation forcée, la grossesse forcée et la nudité forcée. Il a également créé un groupe sur les femmes et le genre, chargé de faire la lumière sur l'impact des droits spécifiques des femmes déplacées en matière de réception de l'aide et d'obtention de réparations, entre autres, afin d'y remédier de manière appropriée. Enfin, en 2013, le gouvernement a conclu ses travaux sur un guide des politiques publiques axées sur la prévention des risques, la protection et la garantie des droits des femmes déplacées dans le conflit armé.

Malheureusement, la création des programmes et des allocations budgétaires n'a pas donné lieu à une mise en œuvre efficace. Le 18 décembre 2017, la Cour a publié un autre rapport de suivi, ordonnance 737, axé sur les problèmes des femmes déplacées abordés dans les ordonnances 092, 098 et 009, persistant dans le contexte de la Colombie post-conflit.

Dans ce suivi, la Cour a attribué la note « faible » à la réponse du gouvernement national, ne trouvant aucune information ou preuve convaincante que les treize programmes avaient été mis en place, ni que les présomptions constitutionnelles avaient été effectivement appliquées. En ce qui concerne la création et la mise en œuvre des treize programmes, en 2017 : « 85 % des actions étaient achevées à 100 %, 3 % des actions présentaient des progrès significatifs entre 80 et 99 %, tandis que 9 % du nombre total d'actions se situaient entre 80 et 99 %, tandis que 9 % des actions restantes présentaient des progrès inférieurs à 80 % de conformité, et 3 % ne présentaient aucun progrès et 3 % n'ont pas fait l'objet d'un rapport. » En ce qui concerne les ordonnances de protection individuelles requises par la Cour pour 600 femmes, en 2017, seules 100 de ces femmes avaient été correctement prises en charge.

Importance de la jurisprudence: 

Avec l'affaire Ordonnance 092, la Cour a mis en lumière, caractérisé et classifié les effets des déplacements forcés et des conflits armés internes sur les femmes. Alors que les femmes représentent une part nettement disproportionnée de la population déplacée, ce n'est qu'avec cet arrêt que les femmes déplacées ont été reconnues comme des titulaires de droits souffrant d'impacts spécifiques du conflit, ainsi que la reconnaissance de la nature systémique de la violence et de la discrimination fondées sur le genre qu'elles subissent. Cette reconnaissance permet à l'État colombien d'adapter les réparations et les recours à ces blessures spécifiques, qui leur sont propres.

Pays : 
Décision: