Summary
En vertu du droit constitutionnel colombien, les enfants sont prioritaires en matière de soin et de sauvegarde de leurs droits. Or, plus de cinquante pour cent des personnes déplacées en Colombie sont des enfants et des adolescent·es de moins de 18 ans. Dans cette affaire, la Cour a caractérisé la réponse publique comme étant largement inexistante et inefficace pour résoudre les multiples violations des droits humains des enfants. Tout d’abord, le système actuel d’aide aux personnes déplacées ne considère pas les enfants comme des détenteurs de droits, mais plutôt comme des bénéficiaires ou des personnes non autonomes de leurs parents, ces derniers étant considérés comme les détenteurs de droits « officiels » aux fins de l’obtention de l’aide publique. Cela a pour effet de rendre invisible la situation des enfants. En outre, les enfants n’ont pas bénéficié de la priorité qu’ils méritent, comme le requiert la Constitution, ni d’une réponse différenciée qui reconnaisse et atténue l’incidence disproportionnée des déplacements de population sur les enfants. En outre, la réponse a été tardive et fragmentée, non adaptée aux besoins des enfants, et dépourvue des ressources nécessaires et d’une approche axée sur la prévention.
De manière générale, les enfants sont touchés de manière disproportionnée par un ensemble de facteurs intersectionnels, que la Cour a résumés comme suit : (1) manque de protection face aux nombreux risques pour leur sécurité physique ; (2) faim et malnutrition ; (3) problèmes de santé chroniques ; (4) problèmes d’accès à l’éducation ; (5) problèmes psychologiques ; (6) accès limité aux activités récréatives ; (7) incapacité à exercer leur droit à participer et à s’organiser ; et (8) incapacité à bénéficier de mesures de protection en tant que victimes sans défense du conflit armé.
Tout d’abord, la Cour a constaté que les enfants sont exposés à un risque élevé d’atteinte à leur intégrité personnelle. Cette menace est accrue au cours de la phase d’urgence du déplacement, moment pendant lequel l’absence de la famille et des personnes qui s’occupent des enfants se traduit par un déficit de protection plus important et un risque plus élevé de préjudice. En effet, c’est au cours de cette première phase de déplacement que l’on observe le plus grand nombre de cas de travail des enfants, de violences sexuelles, de trafic d’enfants, de violences intrafamiliales et d’enlèvements. En outre, le recrutement forcé d’enfants de la part des factions armées menace leur sécurité personnelle, tout comme les explosions de mines abandonnées dans leurs communautés.
Deuxièmement, la Cour a estimé que la « principale cause de souffrance » des enfants déplacés était la faim. Les enfants déplacés souffrent de malnutrition chronique, même au stade de la gestation, puisque 23 % des femmes enceintes présenteraient des carences nutritionnelles. Les programmes alimentaires, tout en déployant des efforts, sont loin de répondre aux besoins de nourriture des enfants déplacés. Cette situation est particulièrement préjudiciable aux enfants et aux adolescent·es, car elle retarde leur croissance et leur développement.
Troisièmement, les enfants déplacés sont confrontés à des problèmes de santé chroniques, dont la plupart découlent de la malnutrition et des obstacles à l’accès à l’hygiène. Les enfants et les adolescent·es des communautés déplacées meurent (1) de problèmes gastro-intestinaux, (2) d’affections respiratoires, (3) de maladies dermatologiques ou (4) de maladies virales évitables. Ces maladies peuvent en grande partie être évitées. Cependant, les enfants déplacés n’ont pas accès aux services publics essentiels ni aux installations sanitaires de base, et vivent donc au milieu des ordures, des excréments humains et animaux, et sans aucun système d’égouts. De plus, les logements temporaires sont construits de manière précaire avec des matériaux fragiles qui ne résistent ni à l’eau ni au vent. Cette situation, conjuguée au fait que les enfants n’ont pas accès à des vêtements appropriés, affaiblit leur système immunitaire et provoque des problèmes respiratoires. Parmi les autres problèmes de santé relevés par la Cour, les plus graves sont le manque d’accès aux vaccins, les grossesses chez les adolescentes, le manque d’accès à la santé sexuelle et reproductive, aux soins prénataux et à l’hygiène bucco-dentaire.
Les obstacles à l’accès aux soins de santé adéquats aggravent la situation, notamment les longues distances que les enfants doivent parcourir pour recevoir des soins, le nombre important d’enfants déplacés non enregistrés dans le système de protection sociale entravant leur accès aux soins, et le fait que les municipalités refusent de fournir des services à des personnes venant d’autres localités.
Quatrièmement, les enfants déplacés se heurtent à d’importants obstacles en matière d’accès à l’éducation, notamment en raison de l’absence de suivi, de l’éloignement de leur logement des écoles, du manque de matériel scolaire, du travail des enfants qui occupe leur temps scolaire, des mauvais traitements et de la discrimination raciale et sexuelle dans le cadre scolaire, des grossesses chez les adolescentes et des problèmes de sécurité liés au conflit armé, qui limitent leur mobilité. Il s’agit d’une violation directe de l’article 28 de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui garantit le droit de tout enfant à l’éducation sur la base de l’égalité des chances.
Cinquièmement, la situation permanente de traumatisme résultant de la violence, des déplacements forcés, de la pauvreté, de la faim, de la maladie, de la discrimination, de la stigmatisation, d’une adaptation inadéquate, du déracinement, du choc culturel et de la dépossession générale, nuit profondément à la santé psychologique des enfants, entraînant des difficultés cognitives et émotionnelles. Les enfants, incapables de faire leur deuil dans un espace sûr et pendant une durée raisonnable, vivent dans un état constant de peur et d’anxiété.
Sixièmement, les enfants déplacés ont un grand besoin d’exercer leur droit aux loisirs en jouant et en ayant accès à des opportunités et à des espaces récréatifs adaptés à leur âge. Cela permettrait d’atténuer les multiples problèmes psychologiques dont souffrent les enfants déplacés. Les enfants eux-mêmes ont exprimé ce désir à la Cour lors des audiences publiques. Cependant, en raison des déplacements, les enfants ne disposent guère d’espaces récréatifs sûrs, ni de jouets, d’énergie pour jouer en raison de la faim et de la malnutrition, ou de temps notamment en raison du travail.
La Cour a constaté que tous ces facteurs sont davantage ressentis par les enfants déplacés dans certains scénarios spécifiques. Tout d’abord, comme il a été mentionné ci-avant, non seulement la phase d’urgence du déplacement menace la sécurité physique des enfants, mais elle correspond également aux moments les plus aigus de vulnérabilité psychologique, de déracinement et de peur, propagée par le manque d’informations et l’incertitude quant à leurs droits et aux structures existantes pour les protéger. Pendant cette période, les noyaux familiaux se désintègrent ou se reconfigurent, les principales personnes qui s’occupent des enfants disparaissent ou en sont séparées, les femmes deviennent chefs de famille et les adultes plus âgés assument davantage de rôles de premier plan dans la prise en charge. Pendant cette période, les personnes qui s’occupent des enfants sont dans une situation précaire ; elles ne savent pas où aller ni vers qui se tourner pour obtenir de l’aide, et elles n’ont souvent pas accès à des abris et à des installations sanitaires. Cette précarité frappe de manière disproportionnée les enfants au sein de la cellule familiale. Ainsi, cette période initiale de déplacement connait les taux les plus élevés de travail des enfants, de violence sexuelle, de trafic d’enfants, de violence intrafamiliale, d’enlèvement et de recrutement forcé.
Les enfants sont particulièrement exposés au risque d’être victimes de la criminalité généralisée pendant le conflit armé, notamment le recrutement forcé, le port forcé de bombes, la traite des êtres humains, la violence sexuelle, entre autres, ce qui les pousse à émigrer. En 2006, entre 11 000 et 14 000 enfants ont été recrutés par les factions armées du conflit interne. Environ un enfant sur quatre engagés dans une faction armée a moins de 18 ans. Cette situation s’étend à l’ensemble du pays. En général, les enfants recrutés participent à trois types d’activités : le combat actif, le soutien tactique aux combattants actifs (garde de nuit, messagers, débroussaillage des forêts, enterrement des combattants) et l’aide aux combattants actifs pour satisfaire leurs besoins de base (cuisiner, laver les vêtements, s’occuper des malades, travaux agricoles). Les filles subissent des violences sexuelles permanentes. De même, les enfants enrôlés de force dans le trafic de drogue sont confrontés à de graves menaces pour leur sécurité et leur santé, car leur rôle principal est de participer à la production de stupéfiants.
Les causes de ce phénomène très répandu peuvent être attribuées à l’absence de signalement dans les communautés, à l’inaction des autorités et à l’invisibilité générale de ces enfants, ainsi qu’à l’absence de membres de la famille ou de filets de sécurité et de réseaux de soutien généraux.
Le deuxième scénario caractérisé par les violations des droits humains des enfants les plus graves concerne la période de la petite enfance (de 0 à 6 ans). En effet, les risques que les enfants deviennent orphelins ou soient séparés de leurs parents ou des personnes qui s’occupent d’eux sont élevés. C’est à ce stade que les enfants ont le plus besoin d’aliments et de nutrition, mais ils souffrent encore de malnutrition bien qu’ils soient ceux qui mangent le plus. En outre, les enfants de cette tranche d’âge connaissent des problèmes de santé plus aigus, souvent liés à des causes évitables telles que la malnutrition et le manque d’hygiène.
Enfin, les adolescent·es sont confrontés à des violations aggravées de leurs droits humains lors des déplacements. Alors qu’ils sont exposés à certains des risques les plus graves pour leur sécurité personnelle, les adolescent·es sont largement invisibles aux yeux de la société dans son ensemble. Bien que cette étape soit critique pour le développement de leur identité, ils reçoivent les politiques publiques visant à protéger la population déplacée leur accorder moins de protection/attention. Par exemple, ils sont le dernier groupe d’âge à bénéficier de distributions de nourriture et, en raison du manque d’informations et de connaissances sur la santé reproductive, ils sont confrontés à des problèmes graves en matière de santé sexuelle. Enfin, les adolescent·es âgés de 15 à 18 ans sont le plus souvent ignorés par les autorités sur le plan de leur droit à l’éducation.
Les adolescent·es sont également souvent victimes des codes de conduite personnelle imposés aux communautés occupées. Les adolescent·es, qui sont en pleine période de développement personnel et de croissance, voient leur identité et expression étouffées. Par exemple, les adolescentes se voient interdire de porter des chemises décolletées ou des jupes courtes, et les garçons de laisser leurs cheveux longs ou de porter des bracelets. De manière générale, ils ne sont pas autorisés à jouer dans la rue et doivent respecter le couvre-feu. Le non-respect de ces règles peut conduire au travail forcé, à la torture, voire à des exécutions extrajudiciaires, et constitue également une cause directe de déplacement forcé.
En réponse à cette situation, la Cour a ordonné la mise en place de trois programmes pilotes destinés aux enfants et adolescent·es axés sur trois éléments principaux : la prévention du recrutement forcé des enfants, la prévention des mines et munitions à l’égard des enfants, et la prévention de la victimisation des enfants à travers l’utilisation de règles de contrôle social par les factions armées. En outre, la Cour a ordonné la création de douze autres programmes dans tout le pays, adaptés à chaque région spécifique et aux défis particuliers auxquels les enfants et adolescent·es sont confrontés. Enfin, la Cour a ordonné aux autorités de résoudre les requêtes en suspens concernant 18 000 cas individuels de bébés, d’enfants et d’adolescent·es. Dans le cadre de cette mesure, la Cour a donné aux autorités un délai de quinze jours à compter de la publication de la décision pour fournir une aide humanitaire d’urgence afin d’aider les parents à scolariser leurs enfants. En outre, elle a demandé de mener une analyse d’experts sur la nutrition, la santé, l’éducation, la santé psychologique et les mesures afin d’améliorer ces questions dans l’intérêt des 18 000 enfants. Elle a ordonné que les 18 000 enfants soient enregistrés comme bénéficiaires d’un programme de protection des enfants et a demandé des rapports détaillés sur le respect de ces mesures à l’égard des 18 000 enfants.