Summary
Faits de l’affaire et historique de la procédure :
L’association de protection de l’environnement Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et quatre de ses membres ont intenté une action contre l’État suisse en vertu de l’article 34 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« Convention »). L’association et ses membres – toutes des Suissesses âgées de 70 ans ou plus – affirment que le gouvernement suisse a manqué à son obligation positive d’atténuer les effets des émissions de gaz à effet de serre (GES). Les quatre femmes affirment avoir subi des effets néfastes sur leur santé en raison des vagues de chaleur répétées en Suisse, qui ont exacerbé les problèmes cardiovasculaires, l’asthme, les maladies pulmonaires, etc. Elles affirment également que cela a gravement affecté leur capacité à participer à la société suisse, les obligeant à rester à la maison.
Les requérants soutiennent que l’absence, de la part de la Suisse, d’une législation suffisamment contraignante et efficace pour contribuer à la réduction prévue des températures mondiales liées aux émissions de gaz à effet de serre constitue une violation de leurs droits garantis par la Convention. Ils invoquent en particulier les articles 2, 6, 8 et 13, relatifs respectivement au droit à la vie, au droit d’accès à un tribunal, au respect de la vie privée et familiale, et au droit à un recours effectif. Ils affirment que ces lacunes législatives ont contribué aux vagues de chaleur à l’origine du préjudice allégué, les femmes âgées étant particulièrement vulnérables à ce type de danger.
Les requérants ont d’abord intenté une action devant les tribunaux suisses et ont été déboutés à plusieurs reprises dans le cadre de multiples recours qui ont abouti devant la Cour suprême fédérale de Suisse. Ce dernier a confirmé le rejet de la plainte des requérants, estimant qu’il s’agissait d’une action populaire (actio popularis) ou d’une action visant à protéger « l’intérêt général » plutôt que des intérêts individuels. Les actions populaires ne sont pas autorisées en Suisse, ni dans l’UE en général. Les requérants se sont alors tournés vers la Cour européenne des droits de l’homme, cherchant un recours en vertu de la Convention.
Schéma juridique :
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a été chargée de déterminer si les requérants avaient le droit de poursuivre la Suisse pour des omissions liées aux obligations de la Suisse en matière de changement climatique en vertu des articles 2 et 8 de la Convention. La Cour n’ayant pas encore examiné la question de savoir si les préjudices généraux liés au changement climatique pouvaient faire l’objet d’une action en justice, elle a dû répondre à un certain nombre de questions juridiques inédites, notamment :
- Comment un individu peut-il revendiquer le statut de victime au titre de l’article 34 dans le cadre d’un litige général lié au changement climatique ?
- Comment une association peut-elle établir son locus standi (qualité pour agir) dans un litige relatif au changement climatique en tant que représentant d’une classe d’individus (et surmonter l’argument selon lequel l’affaire relève de l’actio popularis) ?
- Ce qu’un individu ou une organisation doit établir dans une requête pour démontrer son droit d’intenter une action en justice en vertu des articles 2 et 8, en particulier, de la Convention sur la base de préjudices liés aux changements climatiques.
Statut de victime :
L’article 34 de la Convention stipule que tout individu, groupe d’individus ou organisation non gouvernementale doit être « victime d’une violation… des droits énoncés dans la Convention ou dans les Protocoles y afférents ». La Cour a estimé que, pour qu’une personne puisse revendiquer le statut de victime au titre de cette disposition en raison de préjudices liés au changement climatique, elle doit d’abord démontrer une « forte intensité d’exposition aux effets néfastes du changement climatique ». En d’autres termes, le risque associé à l’acte ou à l’omission du gouvernement doit être « significatif ». L’individu doit également démontrer « un besoin urgent d’assurer la protection individuelle du requérant », étant donné que d’autres « mesures raisonnables pour réduire le préjudice » sont absentes ou inadéquates.
La qualité pour agir (locus standi) pour les associations :
La Cour a estimé que, pour qu’une association ait qualité pour déposer une plainte/requête au titre de l’article 34 dans le cadre d’un litige relatif au changement climatique, elle doit être « légalement établie » ou « avoir qualité pour agir » dans la juridiction concernée, faire preuve d’une « finalité spécifique conforme à ses objectifs statutaires » découlant du changement climatique, et être « véritablement qualifiée et représentative » pour lutter contre les effets néfastes du changement climatique pour le compte de ses membres. L’établissement de la qualité pour agir nécessite une détermination individuelle dans chaque cas, en prêtant attention au caractère non lucratif de l’association, à son objectif, à ses membres et à sa gouvernance, ainsi qu’à l’intérêt de la Cour pour une « bonne administration de la justice ».
Articles 2 et 8 :
Enfin, la Cour a estimé que le critère permettant d’établir si un requérant a le droit d’agir en justice en vertu des articles 2 et 8 était identique aux critères nouvellement établis du statut de victime et du pour agir (locus standi) pour les associations.
Application des critères juridiques :
La Cour a rejeté les demandes des quatre requérants individuels au titre de l’article 8 au motif que le préjudice subi n’atteignait pas le critère de la « forte intensité d’exposition ». Cela signifie que les requérants individuels ne pouvaient prétendre au statut de victime que s’ils démontraient des « circonstances exceptionnelles » nécessitant l’établissement d’un « statut de victime potentielle » lié à un « risque futur ». Comme ils ne l’ont pas fait, leurs demandes ont été rejetées.
Toutefois, la Cour a estimé que l’association requérante avait suffisamment justifié sa qualité pour agir, car il s’agissait d’une association suisse à but non lucratif légalement établie dont l’objectif était de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour le compte de ses membres suisses, à savoir 2 000 femmes suisses âgées, qui courent un plus grand risque de subir des dommages dus au changement climatique. L’une des considérations essentielles de la Cour était que, les requérants individuels n’ayant pas accès au système judiciaire suisse, il était « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice d’accorder la qualité pour agir ».
Les griefs restants au titre de l’article 2 et de l’article 8 :
La Cour a rejeté à l’unanimité tous les griefs fondés sur l’article 2 de la Convention, estimant que le préjudice allégué n’atteignait pas le niveau de « risque réel et imminent » requis pour de tels griefs. Il ne restait donc plus qu’une seule question en suspens : l’association requérante pouvait-elle se prévaloir de l’article 8 ? Les États comme la Suisse disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer s’ils ont respecté leurs obligations positives en matière de protection de l’environnement. Si leurs actions s’inscrivent dans cette marge, les requérants n’ont pas le droit d’intenter une action en justice.
Toutefois, la Cour a estimé que la Suisse n’avait pas respecté ses obligations positives en matière de protection de l’environnement. La Suisse était tenue, en vertu de sa loi nationale de 2011 sur le CO2, de réduire les niveaux d’émission de GES de 20 % par rapport aux niveaux de 1990, mais elle n’a réduit ces niveaux que de 11 %. Les efforts visant à modifier cette loi se sont soldés par un référendum rejeté en 2021, et la loi sur le climat adoptée en 2022 à la suite de ce référendum s’est révélée dépourvue de toute portée réelle, se contentant d’exiger un « engagement à adopter les mesures concrètes “en temps utile” ». La Cour a estimé que ces inactions dépassaient la « marge d’appréciation » accordée à la Suisse et constituaient des violations de l’article 8.
Le grief fondé sur l’article 6 :
La Cour a également conclu à la violation de l’article 6, qui porte sur la question de savoir si les requérants ont eu accès à un « recours juridictionnel effectif » – essentiellement le droit à un procès équitable. Pour alléguer une violation de l’article 6, un requérant doit prouver qu’il s’est vu refuser l’accès à une juridiction nationale en raison d’une contestation réelle et sérieuse portant sur une violation de ses droits civils. Dans le cadre d’un litige relatif au changement climatique, l’issue de la procédure judiciaire nationale doit être « directement déterminante » pour le droit du requérant.
La Cour a estimé que les rejets judiciaires répétés devant les juridictions nationales suisses pour des raisons de qualité pour agir – d’une autorité administrative jusqu’au Tribunal fédéral – ont été effectués de manière arbitraire et sans analyse effective du bien-fondé des demandes des requérants. Les tribunaux suisses ont rejeté ces demandes au titre de l’actio popularis alors que l’association requérante avait suffisamment allégué des violations spécifiques des droits civils de ses membres. Cela a été considéré comme une violation des droits de l’association requérante au titre de l’article 6.