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Mardi, Mai 22, 2018
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Kenya Ogiek Jason Taylor 27.width 1000

Dans cette affaire historique d’intérêt public, la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples s’est prononcée en faveur de la communauté autochtone Ogiek du Kenya et a estimé que le gouvernement kenyan avait violé sept droits en vertu de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Cette décision renforce considérablement la jurisprudence progressiste sur les droits fonciers et les droits des populations autochtones.

Résumé :

En octobre 2009, le Service forestier du Kenya a émis un avis d’expulsion demandant aux Ogiek, une communauté vivant dans la forêt et l’un des peuples autochtones les plus marginalisés du Kenya, de quitter la forêt Mau dans les 30 jours. En novembre 2009, l’Ogiek Peoples’ Development Program (OPDP), rejoint par le Centre for Minority Rights Development (CEMIRIDE) et plus tard par Minority Rights Group International (MRGI), a envoyé une communication à la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Commission), arguant que l’expulsion violait plusieurs dispositions de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Charte), notamment le droit à la propriété (article 14), la non-discrimination (article 2), le droit à la vie (article 4), la liberté de religion (article 8), le droit à la culture (article 17, paragraphes 2 et 3), le droit de disposer librement des richesses et des ressources naturelles (article 21), le droit au développement (article 22) et l’article 1 (qui oblige tous les États membres de l’Organisation de l’unité africaine à respecter les droits garantis par la Charte).

Depuis des décennies, les Ogiek sont confrontés à des expulsions forcées et arbitraires par le gouvernement de leurs terres ancestrales dans la forêt de Mau. Cette série de violations a eu un impact extrêmement négatif sur leur mode de vie traditionnel. Les Ogiek dépendent de la forêt pour se nourrir, s’abriter, gagner leur vie et affirmer leur identité. L’avis d’expulsion d’octobre 2009 a donc été qualifié dans l’affaire de « perpétuation des injustices historiques subies par les Ogieks » qui n’ont pas été résolues par l’État kenyan, malgré plusieurs contestations juridiques devant les tribunaux nationaux et le plaidoyer auprès des autorités kenyanes.

Pour l’une des premières fois dans l’histoire de l’institution, la Commission a porté l’affaire devant la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Cour) au motif qu’il existait des preuves de violations graves ou massives des droits de l’Homme. Le 26 mai 2017, à l’issue d’une procédure longue de huit ans, la Cour a rendu un arrêt confirmant les droits fonciers du peuple Ogiek et constatant des violations de chacun des droits revendiqués, à l’exception du droit à la vie.

En ce qui concerne le droit à la propriété, la Cour a déclaré que les Ogiek avaient un droit communautaire sur leurs terres ancestrales et que l’expulsion des Ogiek de ces terres contre leur volonté et sans consultation préalable violait leurs droits de propriété garantis par la Charte et interprétés à la lumière de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

La Cour a également estimé que le fait que le gouvernement n’ait pas reconnu le statut des Ogiek en tant que tribu distincte, comme c’est le cas pour d’autres groupes similaires, les privait des droits accordés aux autres tribus et constituait donc une discrimination. Se référant aux travaux de la Commission par l’intermédiaire de son groupe de travail sur les populations/communautés autochtones en Afrique, ainsi qu’aux travaux du rapporteur spécial des Nations-Unies sur les questions relatives aux minorités, la Cour a analysé divers critères permettant d’identifier les populations autochtones et a déterminé que la communauté Ogiek pouvait être reconnue comme une population autochtone faisant partie du peuple kenyan, bénéficiant d’un statut particulier méritant une protection en raison de sa vulnérabilité.

La Cour a déclaré sans ambiguïté que la préservation de la forêt ne pouvait justifier l’absence de reconnaissance du statut indigène ou tribal des Ogiek ni le déni des droits associés à ce statut, et a explicitement confirmé que les Ogiek ne pouvaient être tenus pour responsables de l’épuisement de la forêt de Mau et que cela ne pouvait justifier leur expulsion ou le refus d’accès à leurs terres pour exercer leur droit à la culture.

La Cour a en outre estimé qu’en raison du lien entre la terre des Ogiek et leur capacité à pratiquer librement leur religion, l’expulsion des Ogiek de la forêt Mau constituait une ingérence dans la liberté de pratiquer leur religion. Étant donné les liens distincts entre la terre et les pratiques culturelles des Ogiek, leur expulsion de la forêt Mau a également constitué une violation du droit à la culture. En ce qui concerne le droit d’utiliser et de disposer des richesses et des ressources, telles que la terre, la Cour a conclu que, dans la mesure où elle avait déjà déterminé les droits des Ogiek sur leurs terres ancestrales et que ces droits avaient été violés, l’expulsion violait clairement le droit d’accéder à la terre et de l’occuper. Enfin, la Cour a estimé que les expulsions continues des Ogiek de la forêt Mau avaient eu un impact significatif sur leur développement économique, social et culturel, et que leur droit au développement avait donc également été violé.

La Cour a ordonné au gouvernement de prendre toutes les mesures appropriées dans un délai raisonnable pour remédier aux violations.

Dans une décision de suivi rendue en 2022, la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a déterminé les réparations dues. Cette décision renforce la jurisprudence progressive sur les droits fonciers et les droits des peuples autochtones en prévoyant des réparations effectives pour les préjudices subis et des moyens de garantir la mise en œuvre de ces réparations.

La Cour a décidé de déterminer les pertes pécuniaires de manière équitable, en se basant sur les montants accordés dans des affaires similaires par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme pour des « violations systématiques de leurs droits » similaires.

La Cour a également ordonné que les Ogieks se voient restituer leurs terres par le biais d’une délimitation, d’une démarcation et d’une attribution de titres afin de clarifier et de renforcer les zones de la forêt Mau qui sont traditionnellement et effectivement des terres Ogieks. Bien que l’État ait fait valoir que le droit d’utiliser et d’accéder à la terre n’est pas la même chose que la propriété, la Cour a déterminé que la terre doit être légalement détenue par la communauté et clairement délimitée en tant que telle afin de protéger adéquatement la communauté contre d’autres violations. Chaque communauté Ogiek a le droit de détenir un titre de propriété sur ses terres, conformément à la loi sur les terres communautaires adoptée en 2016 par le Kenya. Pour toute terre louée par l’État à des non-Ogieks, si un accord à l’amiable concernant l’utilisation de la terre ne peut être conclu, l’État doit soit restituer la terre aux Ogieks, soit indemniser les Ogieks pour la perte subie.

La Cour a pris d’autres décisions en matière de réparations non pécuniaires sur le thème général de la participation des Ogieks aux processus qui les concernent, eux et leurs terres ancestrales. Les Ogiek ont droit à une consultation et à un dialogue effectifs concernant les décisions qui affectent leurs terres ancestrales, et l’État est en fait tenu, en vertu du droit international, de les consulter de cette manière, conformément à la notion de consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause. La Cour a déterminé que l’État doit impliquer les Ogieks, d’une manière culturellement appropriée, à tous les stades des plans de développement qui pourraient les affecter, de manière à ce que les Ogieks puissent prendre des décisions éclairées sur l’acceptation ou le refus d’un développement proposé.

Bien que la Cour ait déterminé dans sa décision de 2017 que les Ogiek sont un peuple autochtone et font partie du peuple kényan, et bien que l’État ait ensuite créé un groupe de travail pour déterminer avec les Ogiek la meilleure façon de mettre en œuvre cette reconnaissance, le groupe de travail a jusqu’à présent été inefficace pour apporter des changements réels en matière de fourniture de services ou de représentation politique pour les Ogiek. La Cour a donc ordonné à l’État de prendre des mesures plus efficaces au cours de l’année à venir pour garantir la pleine reconnaissance des Ogieks en tant que peuple autochtone, y compris la protection de leur langue et de leurs pratiques religieuses. En outre, un fonds de développement communautaire pour les Ogieks doit être mis en place, financé par l’argent des réparations ordonnées ici, et supervisé par un comité comprenant des membres de la communauté Ogiek.

L’engagement de l’État à garantir la non-répétition des expulsions subies par les Ogiek doit prendre la forme de mesures substantielles, telles que celles ordonnées ici par la Cour.

Importance de l’affaire :

De multiples droits croisés sont en jeu dans cette affaire, dont un grand nombre ont obtenu réparation grâce à l’arrêt de la Cour. La décision de la Cour cherche, dans la mesure du possible, à réparer l’accaparement illégal de terres par l’État en accordant une juste compensation. En ce qui concerne la non-répétition, cette décision renforce l’obligation de l’État de consulter les autochtones, conformément au principe du droit au consentement préalable, libre et éclairé, avant tout projet susceptible d’affecter leurs territoires ancestraux. Les réparations peuvent également mettre en lumière les pratiques foncières régénératrices dans la forêt de Mau, étayées par le droit de garde des peuples autochtones à l’égard de leurs territoires. Enfin, les réparations accordées dans cette affaire visent à sauvegarder les droits culturels des Ogiek pour les générations à venir. En outre, la décision de la Cour selon laquelle le comportement d’un État avant qu’il ne devienne partie à la Charte peut être pris en compte pour permettre une évaluation adéquate des réparations globales constitue un précédent important pour tous les organes internationaux de défense des droits de l’Homme en ce qui concerne la compétence temporelle.

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