Le Comité des droits Économiques, Sociaux et Culturels (CESC) des Nations-Unies se penche sur l’impact du travail non rémunéré sur l’accès des femmes à la sécurité sociale.
Le CESCR a estimé que l’Équateur avait violé les droits de Marcia Cecilia Trujillo Calero à la sécurité sociale, à la non-discrimination et à l’égalité des sexes en vertu du Pacte International relatif aux Droits Économiques, Sociaux et Culturels (PIDESC) en ne lui fournissant pas en temps utile des informations adéquates sur son éligibilité au régime de retraite et en lui refusant sa pension pour des motifs disproportionnés et discriminatoires.
Date de la décision :
26 mars 2018
Forum :
Comité des droits Économiques, Sociaux et Culturels des Nations-Unies
Type de forum :
International
Résumé de l’affaire :
Marcia Cecilia Trujillo Calero a cotisé pendant 29 ans à l’Institut Équatorien de Sécurité Sociale (IESS). Sur les 305 cotisations qu’elle a versées, environ la moitié étaient des cotisations volontaires versées de 1981 à 1995, lorsqu’elle était aide-soignante non rémunérée à domicile et s’occupait de ses trois enfants. Pendant une période de huit mois à partir de 1989, Mme Trujillo a interrompu ses versements volontaires, bien qu’elle les ait rétroactivement payés en totalité en avril 1990. Par la suite, Mme Trujillo a continué à cotiser au système jusqu’en 2001, date à laquelle le personnel de l’IESS l’a informée à plusieurs reprises qu’elle pourrait bénéficier d’une retraite anticipée si elle démissionnait de l’emploi qu’elle occupait à l’époque. Elle a alors démissionné et demandé à bénéficier d’une retraite anticipée.
À la suite d’une série de décisions administratives négatives, l’IESS a rejeté la demande de retraite de Mme Trujillo, au motif qu’elle n’avait pas versé les 300 cotisations minimales requises parce que son interruption de huit mois des versements volontaires l’avait désaffiliée du régime de retraite et avait donc rendu caducs tous ses versements volontaires ultérieurs. Mme Trujillo n’a eu connaissance qu’en 2007 de ces décisions administratives datant de 2002 et 2003. Elle a fait appel de l’une de ces décisions devant l’IESS, en vain. Mme Trujillo a ensuite demandé réparation successivement au tribunal de district n° 1 du tribunal administratif contentieux de Quito, à la Cour nationale de justice et à la Cour constitutionnelle. Elle a été déboutée à chaque étape.
Dans sa communication de 2015 au Comité des droits Économiques, Sociaux et Culturels, Mme Trujillo a fait valoir que l’Équateur avait violé son droit à la sécurité sociale et à la non-discrimination fondée sur le sexe. Au moment où sa requête a été soumise au CESCR, Mme Trujillo avait passé 14 ans sans pension, était au chômage, appauvrie, divorcée et confrontée à de graves problèmes de santé, notamment le diabète, l’hypertension, une déficience auditive, une malformation osseuse aux pieds et des défaillances mentales sporadiques.
Le Comité a estimé que l’Équateur avait violé les droits de Mme Trujillo à la sécurité sociale (article 9), à la non-discrimination (article 2, paragraphe 2) et à l’égalité entre les hommes et les femmes (article 3), en lisant ces deux derniers droits conjointement avec le premier. Le Comité a estimé que si l’Équateur dispose d’une certaine marge de manœuvre pour adopter des mesures visant à réglementer son régime de sécurité sociale, les réglementations doivent être raisonnables, proportionnelles, claires et transparentes et être communiquées au public de manière adéquate et en temps opportun. Le Comité a jugé que l’Équateur n’avait pas respecté ces normes, ajoutant que la violation des droits de Mme Trujillo était aggravée par le fait que l’Équateur ne disposait pas d’un régime complet de retraite non contributif fondé sur l’âge.
Tout d’abord, le Comité a noté que l’État n’avait pas fourni à Mme Trujillo des informations adéquates et opportunes sur les conditions de départ à la retraite. Les agents de l’IESS ont confirmé verbalement à Mme Trujillo qu’elle avait rempli la condition des 300 cotisations et qu’elle pouvait prétendre à une retraite anticipée. En outre, bien que l’affiliation volontaire de Mme Trujillo ait été annulée depuis l’arrêt des cotisations en 1989-90, l’IESS a continué à accepter les paiements mensuels de Mme Trujillo pendant plusieurs années par la suite. Ces facteurs combinés ont permis à Mme Trujillo de croire raisonnablement qu’elle pourrait prendre sa retraite et bénéficier de la sécurité sociale, ce qui l’a amenée à démissionner de son emploi.
Deuxièmement, le Comité a estimé que la politique de l’Équateur consistant à annuler tous les paiements volontaires reçus après une interruption de six mois consécutifs était disproportionnée par rapport à ses objectifs politiques potentiels, tels que la protection des ressources de la sécurité sociale. Le Comité a observé que l’Équateur n’avait pas démontré qu’il n’existait pas d’autres mesures qui auraient pu affecter moins gravement les droits de Mme Trujillo (par exemple, en excluant du calcul des prestations les cotisations pour la période d’interruption de huit mois).
Enfin, le Comité a estimé que l’État était responsable de la discrimination exercée à l’encontre de Mme Trujillo. Le Comité a observé que Mme Trujillo était vulnérable à des formes croisées de discrimination fondée sur le sexe et l’âge, ce qui exigeait que les règlements et le comportement de l’Équateur soient soumis à « un niveau d’examen particulièrement spécial ou strict ». Le Comité a noté que les femmes représentaient la quasi-totalité de la population des travailleurs non rémunérés, qui pouvaient être victimes de discrimination de la part de programmes de retraite prétendument neutres qui n’avaient pas été conçus en fonction d’elles. Les contributeurs volontaires, qui sont principalement des femmes, sont désavantagés parce qu’on attend d’eux qu’ils paient à la fois leur part et la part de l’employeur des paiements mensuels, même s’ils n’ont pas d’employeur leur assurant un revenu fixe. L’Équateur n’a pas démontré que les conditions qu’il a fixées pour l’affiliation volontaire étaient raisonnables et proportionnelles et ne constituaient pas une forme indirecte de discrimination à l’égard des femmes qui effectuent des travaux de soins non rémunérés.
Le Comité a estimé que l’Équateur devait accorder des réparations à Mme Trujillo et empêcher que des violations similaires ne se reproduisent à l’avenir. En outre, le Comité a déterminé que l’Équateur a l’obligation de :
- Adopter une législation et d’autres mesures administratives qui garantissent le droit de chacun à demander, collecter et recevoir des informations concernant son droit à la sécurité sociale en temps voulu et de manière adéquate ;
- Prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les autorités de sécurité sociale fournissent à toutes les personnes des informations adéquates et opportunes, y compris sur la validité de leurs cotisations et affiliations ;
- Veiller à ce que toutes les réglementations responsables de la gestion de la sécurité sociale soient proportionnelles et ne soient pas considérées comme des obstacles à l’obtention d’une pension de retraite ;
- Offrir des recours administratifs et judiciaires en temps utile en cas de violation ;
- Adopter des mesures spéciales pour les femmes afin de garantir l’égalité entre les sexes, y compris des mesures visant à éliminer les obstacles qui empêchent les femmes qui s’occupent de personnes non rémunérées de cotiser aux régimes de sécurité sociale ; et
- Formuler, dans un délai raisonnable, un plan pour un régime de retraite non contributif complet, au maximum des ressources disponibles.
Exécution de la décision et des résultats :
L’Équateur doit soumettre une réponse au Comité dans les six mois suivant la notification de la décision et inclure des informations sur les mesures qui ont été prises sur la base des recommandations du Comité. L’Équateur doit également publier les constatations du Comité et les distribuer au public. Le Comité poursuivra à son tour sa procédure de suivi des constatations.
Importance de l’affaire :
Cette décision marque la première fois qu’un organe de traité des Nations-Unies se prononce sur le lien entre le travail de soins non rémunéré et l’accès à la sécurité sociale en fonction du sexe. Ce faisant, le Comité a mis en avant une articulation solide des droits à la sécurité sociale et à l’égalité substantielle entre les hommes et les femmes sur un sujet d’importance mondiale. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « dans le monde entier, les femmes consacrent de deux à dix fois plus de temps aux soins non rémunérés que les hommes ». Cette charge disproportionnée du travail de soins non rémunéré supportée par les femmes contribue à creuser l’écart entre les hommes et les femmes en matière de pensions à l’échelle mondiale. Selon une étude de l’Organisation Internationale du Travail (l’OIT) réalisée en 2016 à partir de données provenant de 107 pays, « [p]lus de 65 pour cent des personnes ayant dépassé l’âge de la retraite et ne bénéficiant pas d’une pension régulière sont des femmes ». L’Organisation Internationale du Travail a constaté que « la manière dont les inégalités sur le marché du travail et dans l’emploi se traduisent dans la sphère de la protection sociale dépend souvent de la mesure dans laquelle il existe des mécanismes qui peuvent compenser l’inégalité entre les sexes dans l’emploi, tels que la reconnaissance des périodes passées à s’occuper des enfants ou des personnes âgées dans le système de retraite ».
La décision du Comité fournit également un exemple paradigmatique de la manière dont une analyse intersectionnelle peut justifier un examen approfondi des sources potentielles de discrimination. En appliquant cette optique, le Comité s’est assuré de rechercher les disparités tant dans l’intention que dans le résultat, ainsi que les manifestations directes et indirectes de la discrimination. Il en résulte une décision des Nations-Unies qui met en cause des réglementations prétendument « neutres » pour les préjudices discriminatoires qu’elles causent aux droits des femmes effectuant des tâches non rémunérées. La décision représente donc un défi aux conceptions traditionnelles du travail qui prévalent dans les régimes de sécurité sociale et qui ne valorisent pas à leur juste valeur les soins non rémunérés prodigués par les femmes.
Il est important de noter que le Comité a également appliqué cette analyse aux régimes de pension non contributifs basés sur l’âge, notant que ces systèmes devraient « tenir compte du fait que les femmes ont une plus grande probabilité de vivre dans la pauvreté que les hommes, qu’elles sont souvent les seules à s’occuper des enfants et qu’elles sont plus souvent privées de pensions contributives ».
Remerciements particuliers au membre du réseau DESC (réseau international pour les Droits Économiques, Sociaux et Culturels) : Programme sur les Droits de l’Homme et l’Économie Mondiale (PDHEM, ou PHRGE en anglais pour Programme on Human Rights and the Global Economy) de l’université de Northeastern.
Groupes impliqués dans l’affaire :
Mme Trujillo était représentée par le bureau du défenseur public (Defensoria del Pueblo) de l’Équateur, y compris son bureau sur les droits de la bonne vie (Derechos del Buen Vivir).
Les membres suivants du réseau DESC ont déposé conjointement une tierce intervention, coordonnée par le réseau DESC : Amnesty International, Asociación Civil por la Igualdad y la Justicia (ACIJ), Center for Economic and Social Rights (CESR), Economic and Social Rights Centre – Hakijamii, Foro Ciudadano de Participación por la Justicia y los Derechos Humanos (FOCO), Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights (GI-ESCR), International Women’s Rights Action Watch Asia Pacific (IWRAW AP), Legal Resources Centre (LRC), Social Rights Advocacy Centre (SRAC) et les membres individuels, le professeur Lilian Chenwi (de la faculté de droit de l’université de Witwatersrand) et Viviana Osorio Pérez.
Pour plus d’informations sur le suivi, voir : « L’Équateur n’aborde pas l’impact du travail de soins non rémunérés sur la sécurité sociale des femmes ».