Ordonnance nº 009 de 2015

Cette affaire est une évaluation de suivi de la décision Auto 092 de 2008 adoptée par la Cour dans le cadre des procédures spéciales, aux termes de laquelle celle-ci avait établi la violation systématique des droits des femmes déplacées dans le cadre du conflit armé. La Cour avait ensuite ordonné l’adoption de mesures spécifiques visant à faire progresser la protection des droits fondamentaux des femmes. Ce suivi avait pour objectif d’évaluer la mise en œuvre de l’arrêt T-025, notamment concernant les mesures décidées par la Cour dans le cadre de la décision Auto 092 de 2008. Dans cette décision de suivi, prononcée sept ans après sa décision initiale, la Cour a conclu que les mesures prescrites dans la décision Auto 092 n’avaient toujours pas été mises en œuvre et que les droits fondamentaux des femmes continuaient d’être violés de manière grave et systémique.

Date de la décision: 
27 jan 2015
Forum : 
Chambre spéciale de suivi
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

Les deux premières parties de cette décision dressent un bilan de la situation des violences sexuelles dans le pays depuis la décision Auto 092 de 2008. La Cour a examiné des éléments d’information portant sur la poursuite des violences sexuelles commises à l’encontre des femmes, y compris l’esclavage sexuel, et le travail du sexe forcé imposé par les acteurs armés aux femmes, aux filles, aux adolescentes et aux femmes en situation de handicap, et a passé en revue les obstacles continus rencontrés par les femmes déplacées dans leur accès à la justice et à l’aide. 

La Cour a constaté que les violences sexuelles étaient devenues un mode opératoire pour tous les acteurs armés du conflit, le corps des femmes étant utilisé comme champ de bataille pour attaquer les femmes exerçant un rôle de porte-parole, lancer des représailles à l’encontre des factions ennemies et extorquer des fonds aux communautés rurales pauvres. La Cour a attribué le caractère généralisé et systématique de la violence fondée sur le genre en grande partie à la discrimination fondée sur le genre ancrée dans la société colombienne de manière plus large. Par exemple, les niveaux élevés de violence intrafamiliale qui existaient déjà dans la société colombienne ont été exacerbés pendant le conflit armé et au cours des processus de déplacement en cours. La Cour a également fait mention d’un rapport de Médecins sans frontières relevant que l’une des caractéristiques de la violence sexuelle est sa forte probabilité de répétition. Ce constat a également été invoqué pour expliquer la généralisation de cette pratique néfaste. 

La Cour a également fait état de nouveaux risques identifiés depuis la décision Auto 092. Au-delà du conflit armé, l’exploitation minière illégale dans les communautés rurales du pays a entraîné une recrudescence du travail sexuel forcé, de la transmission du VIH, des viols, des grossesses forcées et du harcèlement sexuel, ainsi que des cancers. La Cour a également inclus une partie analysant la manière dont le conflit armé aggrave la discrimination et la violence envers les personnes LGBTQI exercées par des factions armées, notamment en imposant des préférences hétéronormatives, des codes vestimentaires hétéronormatifs, des rôles en fonction du genre dans la sphère privée, ainsi que des violences sous la forme d’assassinats, de passages à tabac, de tortures psychologiques et de déplacements forcés de personnes LGBTQI. 

La Cour a en outre réalisé une analyse intersectionnelle de la situation des droits des femmes, constatant une incidence disproportionnée du conflit armé et des déplacements de population sur les femmes autochtones et afro-colombiennes, ainsi que sur les femmes en situation de handicap. Par exemple, la Cour a conclu que les adolescentes autochtones sont exposées à un risque aggravé de violence sexuelle. Les statistiques citées par la Cour sont saisissantes :

  • Entre 2002 et 2009, plus d’un millier de personnes autochtones ont été assassinées, dont 15 % de femmes et de filles. 
  • Entre 2008 et 2011, 71 % des cas de violence sexuelle à l’encontre de personnes en situation de handicap concernaient des femmes et des filles. 
  • Entre 2007 et 2012, 97 % des cas de violence sexuelle à l’encontre de personnes en situation de handicap concernaient des femmes. 

La deuxième partie de la décision revient sur les obligations constitutionnelles de l’État colombien, découlant de son devoir de diligence, en matière de prévention, d’assistance et de protection du droit à la vérité, à la justice et à la non-répétition en faveur des victimes de violences sexuelles commises dans le cadre du conflit armé. En analysant le devoir de diligence, la Cour s’est appuyée sur divers mécanismes constitutionnels et internationaux, notamment la Convention interaméricaine de Belém do Pará pour la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention américaine relative aux droits de l’homme, et la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

La Cour a divisé son analyse du devoir de diligence en trois volets : (1) le devoir de diligence en matière de prévention des violences sexuelles à l’égard des femmes ; (2) le devoir de diligence à l’égard des victimes de violences sexuelles ; et (3) le devoir de diligence en matière d’enquête, de poursuite et de sanction des violences sexuelles commises par des acteurs armés à l’égard des femmes et des filles.  

Dans un premier temps, la Cour a noté que la Colombie devait exercer son devoir de diligence en matière de prévention de la violence sexuelle dans le cadre de son engagement à adopter, mettre en œuvre et faire appliquer des politiques publiques efficaces visant à éliminer toutes les manifestations de violence et de discrimination à l’égard des femmes. La Cour a utilement précisé les modalités selon lesquelles la Colombie pouvait s’acquitter de ses obligations au titre de la Convention de Belém do Pará. Par exemple, au titre de son obligation d’« élaborer des politiques de prévention » et de « transformer la culture générale en matière de discrimination fondée sur le genre », l’État pourrait former les fonctionnaires aux démarches soucieuses d’équité de genre et lancer des campagnes d’éducation du public sur la discrimination et la violence fondées sur le genre. Pour répondre à la nécessité d’établir des « mécanismes administratifs permettant aux femmes de vivre dans un climat libre de toute violence », la Colombie pourrait poursuivre et sanctionner la violence fondée sur le genre. Enfin, pour satisfaire à l’obligation de « garantir la vérité, la justice et la réparation », l’État pourrait, notamment, mettre en place un système actualisé de statistiques sur la violence fondée sur le genre. Les indicateurs de réussite de la mise en œuvre de ces mesures comprendraient des changements institutionnels de grande ampleur permettant de transformer les paradigmes sociaux qui ont contribué à la violence fondée sur le genre, tels que l’éradication de la pauvreté et de la discrimination fondée sur le genre. 

Concernant le devoir de diligence en matière de prise en charge des besoins des victimes de violences sexuelles, la Cour a mentionné des mesures spécifiques permettant de satisfaire à cette obligation, notamment la mise à disposition de services médicaux gratuits, d’un logement, de denrées alimentaires, de services psychologiques, de services de réinsertion, de soins pour leurs enfants et d’une réadaptation physique et psychologique en faveur des femmes et de leurs enfants. La Cour a également noté qu’il s’agissait d’une garantie constitutionnelle établie dans l’arrêt T-045 de la Cour, qui a ordonné aux autorités colombiennes de fournir des services psychologiques permanents aux victimes du conflit armé, notamment aux femmes victimes de violences sexuelles, à leur famille et à leur communauté, de mettre en place une équipe de soutien pendant la procédure judiciaire de signalement et de poursuite des auteurs de violences, et de proposer un traitement gratuit contre les MST et le VIH. Enfin, la Cour a ordonné dans la décision une prise en charge prioritaire des femmes qui devaient parcourir de longues distances pour recevoir des soins ou avoir accès au système judiciaire.

Troisièmement, dans le cadre du dernier volet de son analyse, la Cour s’est appuyée sur la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme concernant le devoir de diligence en matière d’enquête, de poursuite et de sanction des violences sexuelles commises par des acteurs armés à l’encontre de femmes et de filles. Pour respecter cette obligation, les États doivent mener une enquête complète, qui ne se limite pas à une « simple formalité » et qui intègre des mesures adéquates permettant de collecter des éléments de preuves, notamment en mettant en place un espace confortable et sûr en vue de recueillir les témoignages des victimes, en réduisant le risque de revictimisation ou de retraumatisation, en faisant preuve de diligence dans la coordination de l’enquête, en faisant appel à des experts pour la collecte spécialisée des éléments de preuve et en prévoyant des délais raisonnables pour l’enquête. En outre, la Cour a souligné la nécessité de renforcer les capacités institutionnelles afin de lutter contre les schémas d’impunité, notamment en formant les fonctionnaires pour qu’ils appliquent les normes nationales et internationales dans le cadre de l’enquête et de l’examen des affaires concernant les femmes, afin de garantir le droit des femmes à la dignité, et d’institutionnaliser l’échange d’informations entre les organismes publics. Au cours des procédures judiciaires, les États doivent garantir l’accès à un avocat à titre gratuit, assurer une protection contre d’éventuelles représailles et veiller à ce que les victimes soient dûment informées de leurs droits. 

La dernière partie de la décision porte sur l’évaluation du suivi donné par l’État aux mesures requises dans le cadre de la décision Auto 092. Tout d’abord, la Cour a évalué l’état d’avancement des 183 dossiers transmis au Bureau du procureur général. Parmi ces dossiers, 11 ont abouti à des condamnations, 21 à des mises en accusation ou à des procès, 69 ont été classées et 76 se trouvaient en phase d’enquête préliminaire. 

S’agissant des tendances générales relatives au traitement des 183 dossiers soumis, la Cour a relevé de nombreux problèmes, dont l’un des plus flagrants est la discrimination fondée sur le genre perpétuée par les fonctionnaires du Bureau du procureur général. Comme l’a noté la Cour, ces fonctionnaires ont refusé de prescrire des expertises médico-légales, de rencontrer des femmes déplacées souhaitant signaler des faits de violence sexuelle, se sont montrés méfiants à l’égard des récits des victimes, les ont culpabilisées à propos de leurs expériences de violence sexuelle et n’ont pas pris en compte le contexte plus large dans lequel les femmes étaient victimes d’abus sexuels, à savoir le conflit armé et les déplacements de population. En outre, les fonctionnaires chargés des enquêtes et des poursuites dans les affaires de violence sexuelle laisseraient les victimes dans l’ignorance, en omettant de les informer de l’évolution de l’affaire. 

Pour remédier à ces préjudices, la Cour a ordonné au Bureau du procureur général de réexaminer toutes les affaires afin de s’assurer qu’elles ne sont pas rejetées abusivement pour cause de discrimination et qu’elles sont correctement qualifiées au regard du contexte de conflit armé. En outre, la Cour a ordonné la mise en œuvre de mesures urgentes afin de limiter les représailles exercées par les auteurs de violences sexuelles à l’encontre des femmes qui dénoncent les abus dont elles sont victimes. Parmi les autres mesures prescrites par la Cour figurent la mise en œuvre de nouvelles méthodes de collecte de preuves qui ne s’appuient pas de manière excessive sur le témoignage des victimes, afin de s’assurer qu’elles ne sont pas traumatisées de nouveau en racontant leur expérience, et la résolution des affaires dans un délai raisonnable, sans retard injustifié. 

Deuxièmement, la Cour a évalué les progrès réalisés dans le cadre des treize programmes à mettre en œuvre conformément à la décision Auto 092. La Cour a conclu que d’une manière générale, les actions et les initiatives signalées ne répondent pas aux critères minimaux définis dans la décision Auto 092 de 2008, en raison du retard pris dans la mise en place, la conception, le financement et le lancement de ces programmes. 
À ce titre, la Cour a émis une nouvelle série d’injonctions à l’intention de l’État colombien afin qu’il se conforme aux critères fixés dans la décision Auto 092. Tout d’abord, en termes de prévention, elle a ordonné la réalisation d’un examen complet de la manière dont la discrimination et la violence structurelle fondées sur le genre influencent les médias, la sphère économique, la vie sociale, la culture, le secteur productif, l’éducation et d’autres domaines. Ensuite, elle a ordonné au ministère de l’Éducation de mener des campagnes obligatoires d’éducation du public sur la discrimination et la violence fondées sur le genre, notamment dans les régions où les personnes déplacées sont concentrées. Elle a également ordonné la mise en place de formations sur la violence sexuelle destinées à l’armée colombienne et de projets sur la mémoire, la vérité et la réconciliation menés par l’Unité administrative spéciale pour la prise en charge et la réparation intégrale des victimes du conflit armé, le Centre national de la mémoire historique et le Haut-commissaire à l’équité pour les femmes. La Cour a ensuite ordonné aux autorités de centraliser et de rendre accessibles toutes les voies de recours et tous les établissements publics auxquels les femmes peuvent s’adresser pour obtenir de l’aide, en accordant la priorité aux régions où la violence à l’égard des femmes est très répandue. Enfin, elle a ordonné aux services juridiques et judiciaires de fournir des éclaircissements sur le droit à la vérité, à la justice, à la réparation et aux garanties de non-répétition, afin d’améliorer la réponse institutionnelle en matière d’examen et de poursuite des crimes de violence sexuelle, ainsi que d’organiser des formations sur l’intégration de la dimension de genre, afin de lutter contre la discrimination fondée sur le genre au niveau des enquêteurs et des procureurs. 

Concernant les victimes de violences sexuelles, la Cour a exigé que les tribunaux statuant sur les affaires de violences sexuelles procèdent à une analyse de chaque cas pour déterminer si l’acte a été commis dans le contexte des déplacements ou du conflit armé, afin que soit appliquée la loi nº 1448 de 2011, qui offre une protection plus étendue aux victimes. Elle a également créé une nouvelle présomption selon laquelle un acte de violence sexuelle est lié au conflit armé s’il se produit dans des régions contrôlées par des factions armées. Les victimes peuvent facilement faire valoir cette présomption en démontrant (1) les faits de violence sexuelle et (2) la présence de factions armées à l’endroit où l’incident a eu lieu. Cela déclenche à son tour la protection étendue de la loi nº 1448 de 2011. 

Application des décisions et résultats: 

Le 18 décembre 2017, la Cour a émis une nouvelle ordonnance de suivi, la décision Auto 737, axée sur les problématiques liés aux femmes déplacées, abordées dans les décisions Autos 092, 098 et 009, qui persistent dans le contexte post-conflit en Colombie. La Cour a considéré comme « faible » la suite donnée par les autorités nationales à la décision Auto 009, constatant qu’il n’existait aucune information convaincante ni donnée probante indiquant qu’un plan d’action sur la protection des témoins était en cours d’élaboration en faveur de victimes de violences sexuelles, ainsi que la mise en place de programmes de formation destinés au personnel du système judiciaire et du ministère public en matière de discrimination fondée sur le genre. Bien que la Cour ait constaté que l’Unité administrative spéciale pour la prise en charge et la réparation intégrale des victimes du conflit armé et le Centre national de la mémoire historique s’étaient acquittés de leurs obligations de manière intégrale et partielle à l’égard des projets de réparation symboliques et de la centralisation des données, cela n’était pas suffisant. En conséquence, la Cour a défini des mesures supplémentaires, à mettre en œuvre dans un délai de deux à six mois, en vue de fournir des informations complémentaires sur : le nombre de femmes inscrites au Registre unique des personnes déplacées, l’état des poursuites visant les auteurs de violences sexuelles, l’état des affaires disciplinaires visant les auteurs au sein des forces armées, ainsi que des informations sur la manière dont les autorités envisagent d’intégrer de manière correcte les présomptions prescrites par la Constitution et de mettre en œuvre des programmes de formation destinés au personnel judiciaire, aux forces armées et au personnel du ministère public. 

Importance de la jurisprudence: 

Cette affaire a permis de mettre en évidence la nature structurelle de la discrimination fondée sur le genre en Colombie, en montrant la manière dont elle se manifeste y compris au sein d’institutions créées pour aider les femmes, par exemple le traitement dégradant réservé par le Bureau du procureur aux femmes qui cherchent à porter plainte contre leurs agresseurs. Elle a également souligné l’utilisation systémique de la violence sexuelle comme mécanisme de contrôle et de coercition à l’égard des femmes, de leurs familles et de leurs communautés. De même, elle a donné une dimension intersectionnelle importante à la question des femmes déplacées – en mettant l’accent sur l’incidence disproportionnée dont font l’objet les femmes autochtones et afro-colombiennes – ainsi qu’au sujet de la discrimination à l’égard de personnes LGBTQI au sein de la population des femmes déplacées.