Des décisions qui font date, une mise en œuvre qui traîne : deux décennies de décisions de la Cour constitutionnelle colombienne sur l’état d’inconstitutionnalité concernant les personnes déplacées à l’intérieur du propre pays

Date de publication : 
Jeudi, 7 septembre 2023

I. Introduction

Le conflit armé qui sévit en Colombie depuis des décennies a fait de nombreux morts et blessés, et a provoqué des traumatismes plus larges et une altération irréversible du tissu social colombien. L’une des populations les plus touchées par ce conflit est celle qui a été déplacée de force pour fuir la violence et la pauvreté générées par le conflit. En 2004, la Cour constitutionnelle colombienne a reconnu officiellement l’incidence disproportionnée des violations découlant du conflit sur les personnes déplacées en déclarant, dans le cadre de l’affaire T-025, un état d’inconstitutionnalité en Colombie concernant la population déplacée. 

La Cour a été amenée à faire cette déclaration après que le système judiciaire a été inondé de demandes de la part de personnes déplacées d’accès aux aides et aux services de secours, mesures provisoires mises en place par les autorités nationales colombiennes pour faire face à leur situation difficile. Submergée par des milliers de requêtes, la Cour a décidé de traiter ces questions de manière structurelle, et non individualisée. De cette manière, l’aide pourrait parvenir à un plus grand nombre de personnes déplacées, au-delà de celles qui ont réussi à franchir les innombrables obstacles pour que leur cas soit entendu par un tribunal. 

La décision T-025 et les affaires qui ont suivi offrent la bonne illustration d’un pouvoir judiciaire mobilisé, qui prend des mesures concrètes afin de remédier aux problèmes structurels qui affligent la société colombienne dans le contexte du conflit armé. En déclarant l’état d’inconstitutionnalité, le pouvoir judiciaire a pu mettre en place un mécanisme de surveillance permettant de contrôler les améliorations exigées des autorités nationales. En effet, non seulement la Cour a rendu la décision T-025, déclarant l’état d’urgence, mais, entre 2004 et 2020, elle a également publié de manière continue des autos de seguimiento - ou ordonnances de suivi - qui contiennent une analyse différentielle des barrières intersectionnelles touchant des groupes distincts au sein de la population déplacée et qui, en raison de leur identité, subissent un préjudice disproportionné par rapport à l’ensemble de la population déplacée. Ces autos portent sur les femmes, les peuples autochtones, les populations afro-colombiennes, les personnes en situation de handicap, les enfants et les défenseur·es des droits humains, ainsi que sur les effets de la violence sexuelle et de la pandémie de COVID-19 sur la population déplacée. Chaque auto comprend une série de mesures que les autorités devaient mettre en œuvre pour faire un pas de plus vers la levée de l’état d’inconstitutionnalité. Enfin, chaque auto comportait également sa propre procédure de suivi, afin de garantir le respect des injonctions de la Cour. 

Bien que la décision T-025 et les autos qui ont suivi constituent une avancé historique en matière d’accès à la justice, la mise en œuvre de ces ordonnances a fait cruellement défaut. L’état d’inconstitutionnalité est toujours en place en Colombie. Si la Cour a reconnu les progrès réalisés par les autorités nationales, il reste encore beaucoup à faire pour garantir la protection des droits économiques, sociaux et culturels et des autres droits humains de la population déplacée dans le pays. 

  1. Exposé
    1. Généralités sur la décision T-025

Dans la jurisprudence colombienne, il y a état d’inconstitutionnalité en cas de (1) violation massive et récurrente des droits fondamentaux d’une partie spécifiques de la population ; (2) violation massive des droits fondamentaux qui ne peut pas être attribuée à une circonstance unique et spécifique mais qui est plutôt de nature structurelle et est liée à des défaillances systématiques de la part des autorités à l’égard de la population en question ; et (3) les demandes d’aide adressées individuellement sont insuffisantes parce que ; (4) des aides massives sont nécessaires en faveur de l’ensemble de la population affectée. 

L’ampleur des violations structurelles des droits des personnes déplacées est apparue clairement en 2004. La Cour a constaté qu’au cours de cette même année, 92 % des personnes déplacées avaient des besoins fondamentaux non satisfaits, 80 % de la population déplacée vivait dans la pauvreté, 63,5 % avait un logement précaire et 49 % n’avait pas accès à des services publics appropriés. En termes d’éducation, 25 % des enfants déplacés âgés de 6 à 9 ans et plus de la moitié (54 %) des jeunes déplacés âgés de 10 à 25 ans n’allaient pas à l’école. En termes de santé, le taux de mortalité des personnes déplacées était six fois plus élevé que la moyenne nationale. 

À la lumière de ces conditions extrêmes, la Cour s’est dit préoccupée par la violation des droits à (1) la vie ; (2) la dignité et l’intégrité physique, psychologique et morale ; (3) la famille et l’unité familiale ; (4) la subsistance de base et le droit fondamental à un revenu minimum de subsistance, qui garantit un accès sûr à la nourriture et à l’eau essentielles, à un abri et à un logement de base, à des vêtements adéquats, aux services médicaux et sanitaires essentiels – ce qui inclut l’aide humanitaire d’urgence et l’assistance spéciale aux personnes qui ne sont pas en mesure d’assumer leur propre autonomie, telles que les enfants, les personnes âgées et les femmes qui s’occupent des membres de la famille ; (5) la santé ; (6) l’absence de discrimination fondée sur la condition de personne déplacée ; et (7) l’éducation jusqu’à l’âge de quinze ans.

Deuxièmement, la crise n’est pas imputable à une seule entité publique. Le sous-financement des programmes destinés aux personnes déplacées était généralisé au sein des diverses entités publiques. En outre, la Cour a constaté que l’État n’avait pas informé correctement les personnes déplacées des différentes voies de recours juridiques qu’elles pouvaient emprunter et qu’elles ne profitaient donc pas des ressources (minimales) mises à leur disposition par l’État. Ce préjudice était exacerbé par le fait que les autorités conditionnaient l’aide au dépôt de certaines demandes d’assistance, dont beaucoup ignoraient l’existence et auxquelles il·elles ne pouvaient donc pas accéder. La Cour avait également fondé sa décision d’appliquer « l’état d’inconstitutionnalité » sur le fait que de multiples entités contribuaient aux violations en cours.

Troisièmement, les demandes d’aide individuelles n’étaient pas suffisantes pour remédier aux violations en question. Comme nous l’avons indiqué, de nombreuses personnes déplacées n’étaient pas au courant de l’aide disponible. De plus, même si la Cour avait examiné toutes les demandes d’aide, les autorités n’avaient pas alloué suffisamment de fonds pour mettre en œuvre les aides accordées. En outre, le type d’aide allouée - essentiellement monétaire –était loin de permettre le changement structurel nécessaire dans la société colombienne pour réparer véritablement les préjudices subis par les personnes déplacées. 

En déclarant un état d’inconstitutionnalité, la Cour a ainsi pu exposer les différents devoirs et obligations qui incombent aux autorités nationales en vertu de la Constitution et demander la mise en place de politiques spécifiques pour commencer à remédier aux problèmes structurels qui entravent l’action nationale en faveur des personnes déplacées de force. Outre les obligations constitutionnelles, la Cour a souligné que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) exige que les États conçoivent et mettent en œuvre des politiques publiques propices à la réalisation progressive des droits énoncés dans le Pacte, notant que l’inaction n’est pas permise, que les États doivent utiliser « tous les moyens appropriés », non seulement les mesures législatives, mais aussi administratives, financières, éducatives et sociales, et que ces mesures doivent viser à faire progresser la jouissance des droits, en faisant « plein usage du maximum de ses ressources disponibles ».

Les mesures ordonnées par la Cour étaient de trois types principaux. Tout d’abord, la Cour a chargé le Conseil national pour l’assistance intégrale à la population déplacée par la violence (le Conseil) – organisme chargé de définir l’action publique et d’assurer le budget en faveur de la population déplacée – de concevoir et de mettre en œuvre un plan d’action pour pallier l’insuffisance des ressources et les lacunes au niveau de la capacité institutionnelle. Le Conseil disposait de deux mois pour définir l’effort budgétaire nécessaire, ainsi que pour établir les modalités de participation de l’État, des entités territoriales et de la coopération internationale. Ensuite, la Cour a ordonné aux organismes administratifs compétents de donner suite sans délai aux milliers de demandes d’aide déjà déposées. Enfin, dans le cadre du processus de contrôle, la Cour a tenu, entre 2007 et 2008, des audiences consacrées à certains groupes à risque au sein de la population déplacée, afin d’aborder directement la situation de ces groupes et d’ordonner des mesures plus spécifiques, adaptées aux besoins de chaque sous-groupe. 

  1. Ordonnances de suivi (Autos de Seguimiento)

Les ordonnances de suivi de la Cour concernant l’affaire T-025, appelées autos de seguimiento, ont documenté de manière systématique les conditions particulières des personnes déplacées qui constituent des violations des droits fondamentaux. À travers ces décisions, la Cour a poursuivi une analyse intersectionnelle et différenciée sur l’incidence disproportionnée du conflit armé et des déplacements de population sur des groupes spécifiques, à savoir les femmes, les enfants, les peuples autochtones, les populations afro-colombiennes, les défenseur·es des droits humains et les personnes en situation de handicap. En raison du manque important de données et de l’invisibilisation de ces groupes en général, la documentation de leurs conditions particulières constituait une première étape essentielle à la compréhension de l’étendue des mesures nécessaires pour réparer leurs préjudices. 

Le recensement des risques et préjudices subis par la population déplacée a permis à la Cour de prescrire la mise en place de programmes adaptés pour répondre à ces besoins spécifiques. Par exemple, la décision Auto 092 de 2008 a décrit dix-huit façons dont le déplacement forcé affecte les femmes de manière différenciée, spécifique et aiguë, en raison de leur genre. Il s’agit notamment de la violence intrafamiliale et communautaire fondée sur le genre, de la violation des droits reproductifs, des obstacles aggravés à l’accès à l’éducation, des obstacles aggravés à l’accès à l’emploi ou au marché du travail, de l’exploitation dans le cadre du travail domestique, y compris la traite des êtres humains, et des obstacles aggravés à l’obtention d’un titre de propriété foncière. La Cour a également identifié dix risques principaux pesant sur les femmes dans le contexte des conflits armés et des déplacements, notamment les violences sexuelles, l’exploitation sexuelle ou les sévices sexuels, la persécution, les assassinats et les disparitions forcées, ainsi que le risque lié à la désintégration du réseau de soutien social des femmes. En réponse, la Cour a ordonné la création de 13 programmes adaptés aux besoins les plus urgents des femmes, dont, entre autres, la prévention de la violence sexuelle à l’égard des femmes, la prévention de la violence intrafamiliale et communautaire, le soutien aux femmes cheffes de famille, l’accès aux offres de travail et la prévention de l’exploitation domestique et par le travail, et le soutien pédagogique des femmes de plus de 15 ans. 

Dans le cadre de la décision Auto 009 de 2015, en réponse à l’utilisation systémique par les factions armées (y compris l’armée) de la violence sexuelle contre les femmes en vue de monopoliser le contrôle des communautés, la Cour a ordonné au ministère de l’Éducation de mener des campagnes obligatoires d’éducation du public sur la discrimination et la violence fondées sur le genre, en particulier dans les régions où les personnes déplacées sont concentrées. Elle a également imposé aux militaires colombiens de suivre des formations sur la violence sexuelle et a exigé la mise en place par l’Unité administrative spéciale pour la prise en charge et la réparation intégrale des victimes du conflit armé, le Centre national de la mémoire historique et le Haut-commissaire à l’équité pour les femmes de projets sur la mémoire, la vérité et la réconciliation. Pour faire face à la sous-estimation généralisée des crimes de violence sexuelle, la Cour a également demandé la réalisation d’un diagnostic complet sur la manière dont la discrimination et la violence structurelle à l’égard des femmes influencent les médias, la sphère économique, la vie sociale ainsi que la vie culturelle, le secteur productif, l’éducation et d’autres domaines. 

Le fait que les États ne reconnaissent pas certains groupes et n’en tiennent pas compte augmente les violations commises à l’encontre des populations déplacées. La Cour a déclaré dans le cadre de la décision Auto 251 de 2008, en constatant l’absence de collecte de données officielles par l’État portant sur les situations de handicap, que « puisque les personnes en situation de handicap ne sont pas vues, on présume qu’elles ne sont pas là, et ainsi elles ne sont pas prises en compte ». Les personnes déplacées afro-colombiennes ont également fait l’objet d’une importante sous-estimation. Cette situation fait écho aux expériences des femmes autochtones déplacées, qui ont expliqué à la Cour qu’elles avaient dû se battre pour être reconnues par l’État, mais aussi pour être reconnues comme déplacées en vue de recevoir de l’aide. 

En effet, la documentation par la Cour des problèmes spécifiques qui frappent les populations déplacées aide à combattre l’invisibilisation, y compris à l’égard des peuples autochtones dont les modes de vie sont menacés par le déplacement. La décision Auto 004 de 2009 montre de quelle manière les déplacements entraînent l’extermination des normes culturelles des peuples autochtones liées à leurs territoires ancestraux, relocalisés dans des environnements urbains où on ne parle pas leur langue, où ils n’ont pas accès aux produits médicinaux et aliments traditionnels, et où ils sont contraints de mener des activités – telles que le travail domestique – non traditionnelles dans leur culture. En réponse à l’urgence de cette crise, la Cour a demandé aux autorités de mettre en œuvre, dans un délai de six mois, (1) un programme visant à garantir des droits des communautés autochtones affectées par les déplacements de population, qui doit inclure des aspects sur la prévention et la réduction des nombreuses atteintes des droits humains subies par ces communautés ; et (2) des mesures de protection spécifiques en faveur de l’ensemble des trente groupes ethniques menacés d’extinction, y compris la prévention des déplacements internes. 

Selon la décision Auto 005 de 2009, les personnes déplacées afro-colombiennes, tout comme les personnes autochtones, encourent un risque accru (1) de violation de l’autonomie territoriale ; (2) de destruction des territoires collectifs ; (3) de violation de multiples droits humains, y compris la souveraineté territoriale, le droit à la participation, l’autonomie, l’identité culturelle, le développement dans le cadre des aspirations culturelles propres à la communauté, la sécurité, la souveraineté alimentaire et de multiples droits civils, politiques, sociaux et culturels ; (4) d’exacerbation du racisme et de la discrimination ; et (5) d’incapacité à faire respecter leur droit à la consultation et au consentement libres, préalables et éclairés. En réponse, les autorités ont été en mesure d’élaborer des mesures correctives spécifiques, notamment des plans d’aide humanitaire immédiate, de prévention des déplacements, de réduction de la discrimination à l’encontre de la population afro-colombienne, de fourniture de logements et de revenus à la population déplacée, de protection et de renforcement du tissu social et culturel des communautés afro-colombiennes, et de retour des populations afro-colombiennes déplacées sur leur territoire. La Cour a noté qu’en raison d’une discrimination structurelle, de nombreuses communautés afro-colombiennes ne possédaient pas, au moment du conflit, de titres de propriété portant sur les terres occupées collectivement, ce qui a permis aux factions armées et aux groupes d’intérêts économiques illégaux d’envahir plus facilement leurs terres et de déplacer par la force les communautés d’origine. De même, lorsqu’elles ont tenté de retourner sur leurs terres, elles n’ont pas pu les revendiquer officiellement en raison de l’absence de titre de propriété.

Un autre élément important qui est apparu au cours des autos est la façon dont le conflit et les déplacements qui ont suivi ont exacerbé les disparités préexistantes au sein de la société colombienne avant le conflit. Par exemple, dans le cadre de la décision Auto 092, la Cour s’est livrée à une analyse majeure des raisons pour lesquelles les femmes - et les femmes défenseures des droits humains - souffrent de manière disproportionnée des conflits armés et des déplacements. Les femmes défenseures des droits humains sont persécutées et attaquées en raison de leur identité de genre, mais aussi de leur rôle d’animation et d’organisation. En ce qui concerne l’identité de genre, la violence à l’encontre de ces femmes est une « stratégie d’intimidation des responsables, en s’appuyant sur les stéréotypes machistes en vigueur pour imposer ou justifier leurs actions ». S’agissant des femmes défenseures des droits humains, la Cour note ce qui suit : 

Leur autorité est perçue par les acteurs armés comme des actions qui renversent les rôles assignés aux femmes au sein d’une société patriarcale ou encouragent leur mépris, dans laquelle le prototype de la « femme vertueuse » limite son intervention à la sphère privée, au travail domestique, aux soins apportés aux maris, aux fils et aux filles, et aux personnes dépendantes. Alors que les femmes défenseures des droits humains remettent en question ces modèles patriarcaux et les stéréotypes de genre largement acceptés et discriminatoires, les persécutions et les agressions dont elles font l’objet sont perpétrées pour maintenir et renforcer les caractéristiques de la violence et de la discrimination structurelle fondée sur le genre.

Ce rôle d’animation menace donc le « monopole du contrôle » exercé par les forces armées, car les femmes défenseures des droits humains sont en mesure d’organiser des groupes pour résister à la violence systématique infligée. 

Comme indiqué dans la décision Auto 006 de 2009, les discriminations existantes fondées sur le handicap sont également aggravées dans le contexte du déplacement, notamment par : l’exclusion du bénéfice des aides en raison de préjugés structurels de la part des agents publics ; les obstacles physiques et en matière de transport (ainsi que les problèmes liés aux distances à parcourir) lors des tentatives d’accès aux centres d’aide ; les obstacles à l’information et à la communication concernant les droits ; et la perte du réseau de soutien (au risque d’être abandonné pendant le déplacement). 

La Cour a non seulement lié l’incidence disproportionnée des déplacements et des conflits armés sur des groupes distincts à la discrimination structurelle au sens large, mais elle a également établi un lien entre cette situation et le traitement spécifique des agents publics de l’administration dans le cadre du refus de l’aide. À de nombreuses reprises au cours des différents autos, la Cour a prescrit de former et d’éduquer les agents publics de diverses organismes – des organismes de services publics au bureau du procureur – sur les soins tenant compte des traumatismes subis et sur la nécessité de désapprendre les préjugés et les partis pris fondés sur la classe, le genre et la race. Les domaines de préoccupation pour lesquels une formation est nécessaire sont l’exclusion du bénéfice des aides en raison des préjugés structurels et de la discrimination de la part des agents publics à l’égard des personnes en situation de handicap, le traitement dégradant par les procureurs des femmes qui tentent de porter plainte contre leurs agresseurs et le refus des agents publics de reconnaître la valeur du travail des femmes défenseures des droits humains, percevant au contraire leur travail comme un obstacle pour les institutions publiques.

La Cour adopte une approche intersectionnelle. Comme indiqué précédemment, la Cour a noté que le rôle des femmes défenseures des droits humains dans la résistance à la violence générée par le conflit armé a fait d’elles la cible de violences émanant de diverses factions armées, qui considèrent le rôle d’animation des femmes comme une menace à l’égard du statu quo patriarcal et de leurs intérêts dans le conflit. La Cour a également appliqué cette analyse à l’incidence disproportionné du conflit armé et des déplacements sur les femmes autochtones et afro-colombiennes, ainsi que sur les femmes en situation de handicap. Par exemple, la Cour a constaté que les adolescentes autochtones sont exposées à un risque aggravé de violence sexuelle. Les statistiques mentionnées par la Cour sont alarmantes :

  • Entre 2002 et 2009, plus de mille personnes autochtones ont été assassinées, dont 15 % de femmes et de filles. 
  • Entre 2008 et 2011, 71 % des cas de violences sexuelles sur des personnes en situation de handicap concernaient des filles et des femmes. 
  • Entre 2007 et 2012, 97 % des cas de violence sexuelle à l’encontre de personnes en situation de handicap concernaient des femmes. 

Des incidences disproportionnées similaires sont documentées concernant les adolescent·es autochtones et afro-colombien·nes en matière d’accès à l’éducation. 

En raison des expériences et des points de vue différents offerts par les divers groupes visés par les autos, il était important pour la Cour d’inclure les personnes victimes de déplacement dans les discussions portant sur les modalités d’octroi de réparations adéquates. En effet, cet aspect était au cœur de quasiment toutes les décisions adressées par la Cour aux autorités nationales. 

Au-delà de la création de programmes adaptés, le deuxième type de réparation accordé par la Cour était de nature déclaratoire. Dans le cadre de la décision Auto 092, la Cour a fixé deux impératifs découlant de la Constitution concernant les femmes déplacées : (1) le déplacement forcé des femmes constitue une violation grave de leurs droits, qui nécessite une protection immédiate de la part des autorités ; et (2) l’extension automatique de l’aide humanitaire d’urgence aux femmes déplacées jusqu’à ce qu’elles atteignent un état d’autosuffisance, de dignité et de stabilité socio-économique. Elle a reconnu la doctrine du consentement libre, préalable et éclairé en faveur des peuples autochtones et des communautés tribales afro-colombiennes dans les décisions Autos 004 et 005

La résolution des requêtes individuelles déposées par les personnes déplacées était le dernier type de réparation. Cette mesure visait notamment 18 000 requêtes concernant des bébés, des enfants et des adolescent·es, 600 requêtes concernant la protection des femmes déplacées, 183 cas de crimes sexuels commis pendant le conflit à l’encontre de femmes, etc. 

  1. Application

Parmi les mécanismes de contrôle dont dispose la Cour figure la possibilité de suivre l’état d’avancement de la mise en œuvre des autos de seguimiento. Cela a permis un suivi continu, étendant la compétence de la Cour dans les différentes autos au fil du temps jusqu’à ce que les autorités nationales mettent correctement en œuvre les mesures ordonnées par la Cour. L’objectif de ce suivi était de contrôler les réformes structurelles portant sur les conditions qui ont conduit à la violation massive de droits fondamentaux. Ainsi, l’état d’inconstitutionnalité serait levé lorsque la Cour serait en mesure de constater les résultats concrets – principalement la jouissance effective des droits fondamentaux – des programmes qu’elle a demandé à l’État de mettre en œuvre, et ne se contenterait donc pas d’une simple mise en œuvre superficielle des décisions. 

Afin d’évaluer les progrès réalisés par les autorités, la Cour a défini des paramètres flexibles : degré élevé de conformité, degré moyen de conformité, degré faible de conformité et non-conformité. Le niveau de conformité est élevé lorsque les autorités intègrent pleinement les mesures ordonnées par la Cour et que les résultats témoignent d’une amélioration réelle des conditions de vie des populations déplacées. Une conformité moyenne signifie que certains, ou la plupart, des plans imposés par la Cour avaient été mis en œuvre et qu’ils présentaient des signes positifs de progrès. Un niveau de conformité faible est constaté lorsque l’État a mis en place des plans défectueux, mal appliqués et dont les résultats sont partiels ou limités. Enfin, il y a non-conformité en cas d’absence de plan ou d’action visant à améliorer les conditions de vie des populations déplacées. 

Dans l’ensemble des autos mentionnés, la Cour a constaté un niveau de conformité faible de la part de l’État. Dans la plupart des cas, l’État n’a même pas satisfait aux exigences de base définies par la Cour. Souvent, la Cour a estimé que l’État n’avait pas fourni suffisamment d’informations sur les efforts qu’il avait déployés pour mener à bien les programmes. Par exemple, dans la décision Auto 098 de 2013, cinq ans après les décisions Autos 092 et 009, la Cour a considéré que les autorités nationales n’avaient pas fourni d’informations significatives sur la mise en œuvre des programmes prescrits. Deux ans plus tard, sept ans après les décisions Autos 092 et 009, la Cour n’avait toujours pas reçu d’informations convaincantes sur la création et la mise en œuvre effectives des programmes prescrits dans les autos initiales. Concrètement, cela signifiait que les femmes continuaient de subir les graves conséquences du recours systémique à la violence sexuelle à leur encontre, qu’elles ne pouvaient pas recourir à l’État pour obtenir une protection sans subir de répercussions, qu’elles continuaient d’être victimes de discrimination et de préjugés de la part du bureau du procureur concernant leurs plaintes, et qu’elles continuaient d’être marginalisées sur le marché du travail, entre autres graves répercussions résultant de l’inaction des autorités. 

La Cour a également constaté que la situation des populations autochtones et des communautés afro-colombiennes continuait à stagner, les deux communautés étant confrontées à une pauvreté extrême et à la violence dans les zones urbaines, ainsi qu’à la détérioration continue de leurs terres ancestrales par les factions armées et les activités économiques illégales. Concernant la situation des enfants, la Cour a également relevé un degré de conformité faible, avec des niveaux toujours élevés d’exécutions extrajudiciaires, de recrutements forcés, de disparitions forcées, de décès dus aux mines antipersonnel, et des incidences omniprésentes de violences sexuelles. Dans le cadre d’un suivi mené sur sept ans, la Cour a établi qu’en 2015, environ 87,5 % des régions de Colombie continuaient à être confrontées à des problèmes de recrutement forcé d’enfants par les différentes factions armées, alors que la coordination des autorités pour atténuer ces risques demeurait inefficace. Par exemple, bien qu’en 2011, les autorités nationales aient identifié 118 cas de risque pour les enfants, elles ne sont intervenues que dans 46 d’entre eux. Un rapport de suivi de 2018, dix ans après l’auto initiale, a constaté l’absence d’amélioration de la situation des enfants déplacés. Par exemple, sur plus de deux millions d’enfants déplacés entre 2010 et 2016, les autorités n’ont inscrit que 13 351 enfants à des programmes de soutien et de protection spécialisés. 

  1. Portée de l’affaire 

L’affaire T-025 et celles qui en découlent démontrent les éléments positifs des pratiques concernant l’accès à la justice dans la jurisprudence et les pratiques judiciaires de la Colombie. Cependant, les décisions ne sont pas mises en œuvre, en raison du manque de capacité et/ou de volonté de la part de l’État à donner suite aux injonctions de la Cour. 

Néanmoins, ces affaires représentent une reconnaissance officielle des souffrances subies par la population déplacée, dans une optique intersectionnelle. En effet, le pouvoir judiciaire s’est mobilisé dans le cadre de ce processus en tant qu’allié de la population déplacée et l’intègre de manière significative dans la rédaction de cette décision, en utilisant les auditions publiques et les témoignages comme éléments centraux de sa mission de collecte des faits. En ce sens, le pouvoir judiciaire demande aux autres « branches » ou pouvoirs au sein de l’État de rendre des comptes à cette population, conférant une plus grande légitimité à la lutte de la population déplacée pour obtenir des comptes. En effet, la seule façon pour l’État de mettre fin à l’état d’inconstitutionnalité dans lequel se trouve la population déplacée est de modifier les structures oppressives de la société – le racisme, le sexisme, la discrimination envers les personnes en situation de handicap, la discrimination fondée sur la classe sociale – que le conflit armé a aggravées de façon exponentielle. 

Deuxièmement, le cadre relatif à l’état d’inconstitutionnalité a produit des effets notables. Grâce à ses mécanismes d’établissement des faits et de suivi, il permet de déterminer avec précision les progrès réalisés par l’État. Il s’agit là d’un élément central de la transparence et de la responsabilité des pouvoirs publics. Le cadre juridique a été invoqué et appliqué en dehors de la Colombie par d’autres juridictions afin de lutter contre les violations systématiques des droits humains, telles que la violation généralisée des droits des personnes privées de liberté au Brésil.

 

Pour leurs contributions, un remerciement particulier au membre du Réseau-DESC: The Program on Human Rights and the Global Economy (PHRGE) | Northeastern University.