Ordonnance no 004 de 2009

En 2004, la Cour constitutionnelle colombienne a statué sur l’affaire T-025, déclarant un état d’inconstitutionnalité concernant la situation de millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI) en raison du conflit armé. Cet état d’inconstitutionnalité découlait des violations massives des droits humains associées aux défaillances systémiques de l’État en matière de protection des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays. Afin d’y mettre un terme, la Cour a mis en place une structure de suivi qui comprenait de deux types de procédures : (1) des procédures spéciales afin d’évaluer les progrès réalisés par divers organismes publics, dans le cadre desquelles ces derniers étaient tenus de présenter périodiquement des rapports sur les modalités de mise en œuvre des injonctions de la Cour ; et (2) des autos de seguimiento (ordonnances de suivi), documents écrits supplémentaires émis par la Cour qui complétaient et précisaient les injonctions de la Cour dans l’affaire T-025, en mettant l’accent sur les groupes de personnes les plus vulnérables et affectées de manière disproportionnée par le conflit armé interne. La décision Auto 004 de 2009 est l’une de ces ordonnances, abordant de manière spécifique la situation des peuples autochtones.

Date de la décision: 
26 jan 2009
Forum : 
Deuxième chambre de révision de la Cour constitutionnelle
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

Dans cette décision, la Cour s’est montrée très préoccupée par la menace que les déplacements internes font peser sur l’existence des peuples autochtones en Colombie. La Cour a attribué cette menace à trois facteurs principaux : (1) la rupture des systèmes d’organisation et la désintégration des communautés ; (2) le choc culturel vécu en dehors de leurs terres ancestrales ; (3) la prise au piège au cœur de la violence. 

La désintégration des communautés autochtones résulte à la fois des menaces qui pèsent sur leurs terres ancestrales et leur environnement urbain pendant et après les déplacements. Concernant le premier facteur, l’occupation des territoires autochtones par les factions armées a été systématique et constante tout au long du conflit armé. Les territoires des peuples autochtones sont utilisés comme champs de bataille, notamment pour l’installation et le déploiement de mines terrestres, comme centres d’opérations des factions armées et sont généralement occupés par des acteurs armés.

Cette situation a non seulement suscité des craintes et des tensions au sein des populations autochtones quant à leur sécurité et à leur bien-être, mais elle a également conduit les acteurs armés à prendre pour cible les populations autochtones. La Cour a observé que les peuples autochtones sont souvent accusés d’être des collaborateurs et des informateurs et qu’ils se retrouvent au cœur du conflit entre les différentes factions. Cela signifie qu’ils n’ont la confiance ni des factions armées, ni des factions de l’État ou d’autres groupes, puisqu’ils se trouvent au milieu du conflit et que les différents groupes armés les traitent avec scepticisme et méfiance. 

Ce ciblage se traduit par une violence accrue et grave ciblant les populations autochtones. Par exemple, les factions armées ont systématiquement recours à des exécutions extrajudiciaires contre des responsables autochtones qui tentent de défendre les intérêts de leurs communautés. En outre, elles détruisent les maisons et les récoltes, restreignent la mobilité des populations autochtones à l’intérieur de leurs terres, volent la nourriture et les biens, enrôlent de force les mineurs dans les opérations armées, forcent les femmes et les jeunes filles autochtones à se prostituer, tuent et menacent des enseignant·es et défenseur·es des droits humains, utilisent les populations autochtones comme boucliers humains lors d’affrontements par balles, et occupent les espaces communautaires, tels que les écoles et les centres communautaires. 

Outre l’intrusion des factions armées sur les terres ancestrales des peuples autochtones, des acteurs tiers y exerçant des activités illicites ont également profité du chaos induit par le conflit armé pour occuper les territoires autochtones à des fins lucratives illégales. Cette situation a été facilitée par l’absence de détention de titre de propriété par les peuples autochtones sur leurs territoires ancestraux, ce qui a encouragé les acteurs à « envahir » ces terres pour y mener leurs activités illégales. Il s’agit notamment de l’exploitation minière, des plantations en monoculture et de l’exploitation du bois. Ces activités vont à l’encontre de la relation que les peuples autochtones entretiennent avec leurs terres et compromettent ainsi la capacité de ces communautés à transmettre des valeurs culturelles et des connaissances ancrées dans celle-ci. En outre, cette situation est aggravée par leur incapacité à se connecter et à transmettre ces connaissances lorsque leurs terres subissent une déforestation excessive et de graves atteintes à l’environnement. 

Pendant le conflit armé, les factions armées ont également utilisé les terres autochtones occupées pour y planter des cultures lucratives telles que les feuilles de coca. Cela a conduit l’État à fumiger de vastes étendues de plantations de feuilles de coca par avion, ce qui s’est avéré très préjudiciable à l’accès des populations autochtones à la nourriture et à une eau saine et non polluée, entraînant des problèmes de santé, notamment des complications dermatologiques et respiratoires. 

L’aggravation des souffrances subies sur leurs terres ancestrales a poussé des milliers de personnes autochtones en Colombie à partir, la majorité d’entre elles décidant de se regrouper dans les villes et les agglomérations. Cette situation les a exposés à de nouveaux défis dans ce nouveau contexte. D’une part, le système d’organisation des peuples autochtones, qui repose en grande partie sur leurs liens avec les terres ancestrales, est menacé par l’absence de ce repère important dans le milieu urbain. La distance qui les sépare de leurs terres complique également leur capacité à préserver leur mémoire et leurs pratiques culturelles, car ils se retrouvent dans l’incapacité de cultiver et de manger des aliments traditionnels et n’ont aucun moyen de mener des pratiques médicinales traditionnelles sans accès à leurs terres. Ce choc culturel est transféré aux jeunes générations vivant dans les villes et les environnements urbains, qui, sans ces marqueurs socioculturels, ne comprennent pas le poids et l’importance des normes culturelles telles que le respect des aîné·es. 

Au-delà de l’extermination des normes culturelles, les peuples autochtones vivant en milieu urbain se heurtent à de sérieux obstacles entravant leur accès aux denrées de base, car ils ne parlent pas toujours l’espagnol, ne savent peut-être pas lire et écrire, appréhendent parfois les paysages urbains bruyants et vastes, et ne se sentent pas à l’aise dans des espaces où ils ne connaissent pas leurs pairs et ne peuvent donc pas être solidaires de leurs communautés. 

Cette situation est exacerbée par la discrimination structurelle. La Cour a estimé que la situation désastreuse et grave des peuples autochtones en Colombie liée au conflit armé était en grande partie le résultat d’une discrimination structurelle de l’État. Par exemple, bien que l’État ait lancé deux projets pour mieux comprendre la situation particulière des peuples autochtones déplacés par le conflit armé, la Cour a constaté qu’il avait fallu sept ans à l’État pour concevoir les modalités de mise en œuvre de ces programmes. La Cour s’est indignée de « l’indifférence généralisée face à l’horreur que les communautés autochtones ont dû vivre au cours des dernières années - une indifférence qui constitue en soi un dénigrement des postulats constitutionnels fondamentaux qui nous régissent en tant qu’État de droit social fondé sur le respect de la diversité ethnique et culturelle » (notre traduction). 

Plus précisément, les femmes autochtones déclarent avoir dû se battre pour faire connaître leur situation. Comme l’a déclaré une femme autochtone lors des auditions publiques,

nous sommes laissées seules à la tête de nos familles, nous acceptons des activités qui ne sont pas traditionnelles dans nos cultures, comme le travail domestique, ou dans le pire des cas, nous vendons même notre corps. En tant que femmes autochtones, nous devons nous battre pour être reconnues comme des personnes déplacées, pour avoir accès à une forme de santé et d’éducation qui ne sont pas les nôtres, pour manger des aliments qui sont étrangers à notre culture et à notre corps, pour veiller à ce que nos familles ne se désintègrent pas et à ce que nos enfants ne perdent pas notre culture.

La Cour a considéré que la situation des peuples autochtones déplacés à l’intérieur du pays affectait à la fois leurs droits collectifs et individuels à la vie, à la sécurité personnelle, à la protection contre les traitements cruels et inhumains, et à la dignité. Ces violations s’ajoutent aux nombreuses violations des droits humains qui touchent l’ensemble de la population déplacée et qui ont été identifiées par la Cour dans l’affaire T-025 de 2004. 

De nombreuses personnes autochtones, incapables de faire face aux atteintes graves à leur existence en tant que groupes ethniques, ainsi qu’à des facteurs plus fondamentaux tels que l’extrême pauvreté, retournent chez elles, où elles sont ensuite revictimisées par les factions armées qui occupent leurs terres ancestrales. 

Partant du constat que la principale priorité est d’éviter l’extermination des peuples autochtones, la Cour a ordonné les mesures suivantes :

  • Dans un délai de six mois, mettre en œuvre un programme visant à garantir les droits des communautés autochtones affectées par les déplacements de population, qui doit inclure des aspects sur la prévention et la réduction des nombreuses atteintes aux droits humains subies par ces communautés ; et
  • Des mesures de protection spécifiques en faveur de l’ensemble des trente groupes ethniques qui sont menacés d’extinction, y compris la prévention des déplacements internes. 
Application des décisions et résultats: 

La décision Auto 266 est un suivi de cette décision. Elle a constaté un niveau de conformité faible. La Cour a conclu qu’il existait des situations graves de discrimination, de stigmatisation et de marginalisation dans les espaces urbains, ainsi qu’une érosion accélérée de la vie culturelle sur leurs territoires. En milieu urbain, ces situations comprennent l’extrême pauvreté, la marginalisation et l’insécurité alimentaire, l’impossibilité d’accéder à l’eau potable et à l’hygiène de base. En outre, le rapport de suivi relève que les peuples autochtones en milieu urbain ne sont pas en mesure de pratiquer les normes culturelles essentielles à la poursuite de leur existence parce que leurs efforts se concentrent sur la survie dans ces situations de vie extrêmement précaires liées au déplacement. 

La discrimination structurelle continue également de sévir, les personnes autochtones et afrocolombiennes étant reléguées dans des logements insalubres, notamment dans des théâtres de plein air, des écoles, des stades, des hôpitaux abandonnés et des zones économiquement défavorisées à la périphérie des villes. Ces structures d’hébergement insalubres, décrépites et délabrées, exacerbent les tensions au sein des communautés et entraînent notamment une augmentation des cas de violence intrafamiliale, un manque de respect à l’égard des aîné·es et les personnalités d’autorité traditionnelles, ainsi qu’une rupture entre les jeunes générations et leurs origines culturelles et ethniques. 

Cette situation s’étend également aux personnes autochtones qui sont restées sur leurs territoires, en raison de la détérioration continue de leurs terres par des acteurs armés et des acteurs illégaux ayant des intérêts économiques. Les pratiques de recrutement forcé dans des groupes armés et de travail forcé pour la production de cocaïne et d’autres stupéfiants sont généralisées. 

Pour les personnes qui ont quitté les territoires puis sont revenues, fuyant des situations d’extrême pauvreté et de précarité en milieu urbain, le retour est rendu plus compliqué par le manque de connaissances sur la manière d’exploiter leurs terres à leur retour, et par le manque d’intérêt et d’investissement des jeunes générations pour renouer avec leurs terres ancestrales. 

Par ailleurs, la Cour a constaté un manque généralisé de fonds alloués pour traiter ce problème, ainsi qu’un manque systémique de coordination dans la mise en œuvre des programmes, nécessitant un contrôle judiciaire supplémentaire de la situation critique des peuples autochtones déplacés à l’intérieur du pays. 

La décision Auto 173 de 2012 réalise un examen spécifique de la situation des peuples autochtones Jiw o Guayabero et Nukak des régions de Meta et Guaviare. La décision Auto 382 de 2010 porte sur la situation des peuples autochtones de Hitnú o Macaguán dans la région d’Arauca. 

Importance de la jurisprudence: 

Le conflit armé a considérablement accéléré le sentiment de menace d’extinction culturelle des peuples autochtones en Colombie. Non seulement ils souffrent de la discrimination structurelle qui les a privés de la propriété de leurs terres ancestrales, par exemple, mais ils subissent également des incidences disproportionnées au croisement de leurs identités. Par exemple, comme l’a montré la décision Auto 092, les femmes autochtones courent un risque beaucoup plus élevé de subir des violences sexuelles par rapport aux femmes et filles non autochtones. Cette tendance se vérifie pour d’autres éléments d’identité, tels que le handicap et l’âge. Ainsi, la documentation par le système judiciaire des statistiques choquantes sur les impacts des déplacements sur les communautés autochtones est une avancée prometteuse. Il est également impératif que l’État continue à œuvrer pour satisfaire aux exigences minimales définies par la Cour.