Ordonnance 098 de 2013

Cette affaire a fait suite à Auto 092 (femmes) et Auto 200 (défenseurs des droits humains ou "DDH"), les combinant pour traiter la question délicate des femmes déplacées qui sont également des défenseurs des droits humains. Ce groupe court un risque accru d'attaques en raison de sa position de femmes dans une société patriarcale et de sa visibilité accrue due à son leadership et à son activisme.

Date de la décision: 
21 mai 2013
Forum : 
Chambre spéciale chargée du suivi de l'arrêt T-025 de 2004
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

La Cour a examiné les cadres juridiques constitutionnels et internationaux qui accordent une protection spéciale aux femmes défenseures des droits humains en raison de leur vulnérabilité liée à leur situation de déplacement. Parmi les autres instruments internationaux et régionaux garantissant le droit à la défense des droits humains, la Cour a étudié la Déclaration des droits des défenseurs des droits de l'homme (1999) et la résolution 1671 (1999) de l'Organisation des États américains (OEA). La Déclaration énonce que « toute personne a le droit, individuellement ou collectivement, de promouvoir la protection et la réalisation des droits humains et des libertés fondamentales aux niveaux national et international », tandis que la résolution de l'OEA encourage les États à adopter les normes énoncées dans la Déclaration et les exhorte à protéger les défenseurs des droits humains.

La Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) et la Cour interaméricaine des droits de l'homme (CIADH) reconnaissent le droit à la défense des droits humains. La CIADH a établi que les États doivent garantir la protection des défenseurs des droits de l'homme dans l'exercice de leurs activités de défense et prendre des mesures pour les protéger des obstacles qui pourraient entraver leur travail en tant que défenseurs.

De plus, la Cour souligne que de nombreux droits relatifs aux défenseurs des droits humains sont également protégés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes et la Déclaration universelle des droits de l'homme. Cela comprend le droit de défendre les droits humains, le droit à la vie et à l'intégrité personnelle, le droit à la liberté d'association, le droit à la liberté d'expression, le droit à une procédure régulière, ainsi que le droit à la vérité, à la justice, à des réparations et à la non-répétition.

En Colombie, le droit de défendre les droits humains bénéficie d'une protection constitutionnelle. La Cour observe que même si la Déclaration sur les défenseurs des droits humains n'a pas de force juridique contraignante, elle renferme des principes reconnus dans le droit international des droits humains qui servent de « guide interprétatif essentiel pour le travail de protection des droits fondamentaux qui incombe au juge constitutionnel ». En outre, il existe une prérogative en faveur des personnes qui les habilite à promouvoir, individuellement ou collectivement, la protection des droits humains.

Il existe des précédents constitutionnels en Colombie qui établissent le devoir de l'État de protéger les droits à la vie et à l'intégrité personnelle. Dans l'affaire T-234 de 2012, la Cour a protégé les droits à la vie, à la sécurité et à l'intégrité d'une défenseure des droits humains qui avait été victime de violences sexuelles, de menaces, de harcèlement, de déplacements forcés et de tentatives d'enlèvement. Ces violences avaient eu lieu en l'absence de mesures de protection de la part du ministère de l'Intérieur et du Bureau du Procureur Général. La complexité et la multiplicité du conflit armé interne à l'époque constituaient une raison suffisante pour conclure que les autorités défenderesses avaient l'obligation positive d'adopter des mesures visant uniquement à garantir l'effectivité de ses droits fondamentaux, compte tenu du fait que son activité la rendait vulnérable à de telles menaces. De manière similaire, dans l'affaire T-496, la Cour a ordonné au ministère de l'intérieur et de la justice ainsi qu'au bureau du procureur général de réaliser ou de mettre à jour l'étude de risque concernant les 13 femmes défenseures des droits humains plaignantes, afin d'adopter les mesures de protection appropriées en fonction de leur situation réelle.

Dans l'affaire Auto 200 de 2017, dans le contexte des affaires T-025 de 2004, la Cour constitutionnelle a établi une présomption de risque exceptionnel en faveur des leaders de la population déplacée et des personnes déplacées à risque, en reconnaissant que « le déplacement forcé est une situation qui place ses victimes dans une situation de vulnérabilité particulière et sans défense ». Cette présomption permet aux défenseurs des droits humains d'exiger des autorités compétentes une protection spéciale pour préserver leur droit à la vie et à l'intégrité personnelle.

En ce qui concerne la liberté d'association, la liberté d'expression, le droit à un procès équitable, ainsi que le droit à la vérité, à la justice, aux réparations et à la non-répétition, la Cour a synthétisé les obligations de l'État en trois dimensions : (1) promouvoir ; (2) prévenir ; (3) protéger. Les droits des défenseurs des droits humains peuvent être exercés tant collectivement qu'individuellement par ces derniers, et ils peuvent également être revendiqués comme une obligation affirmative de l'État en matière de protection.

En se concentrant sur la première dimension, notamment la promotion du droit de défendre les droits humains, la Cour entend, entre autres, garantir l'accès à l'information qui permet aux citoyens de mieux comprendre les droits humains. Pour atteindre cet objectif, il est essentiel de rendre accessibles tous les instruments juridiques liés à la protection de ces droits, ainsi que les rapports et les dossiers sur la situation des droits humains. Une autre façon de promouvoir ce droit consiste à le rendre plus visible, notamment en apportant un soutien aux organisations nationales indépendantes qui se consacrent à la promotion des droits humains, tout en renforçant la légitimité du travail accompli par les femmes défenseures des droits humains. De plus, la promotion peut également impliquer la résolution des obstacles auxquels sont confrontées les femmes défenseures des droits humains, en commençant par la systématisation de l'information concernant ces femmes, en tenant un registre confidentiel de leurs activités, de leurs organisations, des droits qu'elles défendent et des régions dans lesquelles elles opèrent.

En outre, pour la deuxième dimension, qui consiste à intégrer les femmes défenseurs des droits humains au sein des institutions gouvernementales, il est envisageable de créer des budgets dédiés aux initiatives organisationnelles, de leur fournir des conseils pour renforcer leur activisme, de soutenir leur développement professionnel et de leur accorder la priorité pour les postes vacants au sein des institutions gouvernementales.

Les cadres juridiques constitutionnels et internationaux qui protègent les défenseurs des droits de l'homme fournissent le contexte essentiel pour l'analyse de la Cour sur la manière dont le déplacement affecte de manière disproportionnée les individus se trouvant à l'intersection du genre (les femmes) et de l'activisme en faveur des droits de l'homme. Le rôle des femmes défenseurs des droits humains dans la lutte contre la violence liée au conflit armé les a rendues vulnérables à des actes violents perpétrés par diverses factions armées. Ces groupes considèrent le leadership des femmes comme une menace à la fois pour l'ordre patriarcal établi et pour leurs propres intérêts dans le conflit. Les activités des femmes défenseures des droits humains consistent à s'opposer à la présence d'acteurs armés dans leurs communautés, à mobiliser leurs communautés en les informant de leurs droits et en les dotant des compétences nécessaires pour participer aux processus d'aide tout en exigeant le respect de leurs droits. Elles se tournent également vers des organisations non gouvernementales, des églises, des écoles, des collèges et d'autres institutions pour obtenir un soutien et un accompagnement. Leur objectif est d'accroître leur visibilité et de pouvoir ainsi bénéficier des protections offertes par la loi 1148.

En raison de leur engagement, les femmes défenseures des droits humains et/ou leurs proches ont subi un éventail de violations graves des droits de l'homme, notamment des disparitions forcées, des déplacements forcés, des actes de torture, des violences sexuelles, des menaces, des détentions arbitraires, des persécutions, la destruction des locaux de leurs organisations, le vol de matériel, ainsi que des campagnes de diffamation. Plus précisément, environ 66 % des femmes défenseurs des droits de l'homme ont été victimes de violences sexuelles. Les femmes autochtones et afro-descendantes ressentent ces violences et ces déplacements de manière plus aiguë en raison de la discrimination systémique et des barrières culturelles, telles que la méconnaissance de la langue dominante, des différences alimentaires, vestimentaires, coutumières et environnementales. Pour ces femmes déplacées, le cycle de la violence semble sans fin, car elles arrivent souvent dans des zones toujours sous le contrôle d'acteurs armés qui continuent de les maltraiter.

La Cour, de même que la Cour interaméricaine des droits de l'homme, observe une augmentation significative des assassinats, des menaces, du harcèlement, de la persécution, des agressions physiques et verbales, ainsi que des violences sexuelles depuis la publication de l'Auto 092 en 2008, en particulier à partir de l'année 2009. Notamment, la majorité des auteurs de ces violences sont liés aux forces armées gouvernementales, avec 60 % provenant des forces de sécurité publiques, 38,8 % de la police nationale, et 19,2 % de l'armée colombienne.

La Cour a mené une analyse approfondie des raisons pour lesquelles les femmes, en particulier les femmes défenseures des droits humains, sont de manière disproportionnée touchées par les conflits armés et les déplacements de population. Les femmes défenseures des droits humains sont persécutées et attaquées en raison de leur identité de genre, mais aussi en raison de leur rôle de leaders et d'organisatrices. En ce qui concerne leur identité de genre, la violence à leur encontre est utilisée comme une « stratégie d'intimidation des autorités, qui exploitent les stéréotypes sexistes prévalents pour imposer ou justifier leurs actions ». Pour les femmes défenseures des droits humains, la Cour observe :

Leur leadership est perçu par les acteurs armés comme une menace pour l'ordre établi, car il remet en question ou encourage le mépris des rôles traditionnellement assignés aux femmes dans une société patriarcale. Dans cette société, le modèle de la « bonne femme » limite le rôle des femmes à la sphère privée, aux tâches domestiques, à la prise en charge des maris, des fils et des filles, ainsi que des personnes dépendantes. Alors que les femmes défenseures des humains remettent en question ces modèles patriarcaux et les stéréotypes de genre largement acceptés et discriminatoires, les persécutions et les agressions dont elles sont victimes visent à préserver et à renforcer les caractéristiques de la violence et de la discrimination structurelle fondées sur le genre.
Ce leadership représente donc une menace pour le « monopole de contrôle » exercé par les forces armées, car les femmes défenseures des droits humains sont en mesure d'organiser des groupes pour résister à la violence systématique qu'elles subissent.

Enfin, la Cour a évalué la réponse du gouvernement visant à garantir une protection minimale aux femmes leaders déplacées. Elle a constaté en général l'absence d'un processus gouvernemental complet visant à protéger et à répondre aux besoins des femmes défenseures des droits humains. La Cour a noté que la réponse gouvernementale aux ordres de mise en œuvre de programmes visant à promouvoir la participation et à prévenir la violence sociopolitique à l'encontre des femmes défenseures des droits humains était « pratiquement inexistante ».

La Cour a également porté une attention particulière au patriarcat structurel ancré dans les systèmes gouvernementaux, y compris ceux censés protéger les femmes, où les fonctionnaires refusaient de reconnaître la valeur du travail des femmes défenseures des droits de l'homme, considérant plutôt leur travail comme un obstacle ou un retard pour les institutions gouvernementales. La Cour a conclu que ces « mauvaises pratiques... créent un climat de non-reconnaissance publique de la légitimité du travail des défenseurs des droits humains. » En résumé, la Cour a estimé que la réponse et l'attention de l'État au statut sociopolitique des femmes défenseurs des droits humains « n'existent pas ».

En réponse, la Cour a souligné qu'une attention particulière devait être accordée aux femmes dans le cadre du soutien et de la protection des défenseurs des droits humains par l'État, et que les systèmes gouvernementaux devaient mieux coopérer pour garantir la protection des femmes défenseures des droits humains, ainsi que de leurs familles et de leurs communautés immédiates.

Application des décisions et résultats: 

Le 18 décembre 2017, la Cour a publié une autre ordonnance de suivi, l'Auto 737, axé sur les problèmes des femmes déplacées abordés dans les Autos 092, 098 et 009, persistant dans le contexte de la Colombie post-conflit. La Cour a constaté que la réponse du gouvernement n'avait pas fourni d'informations significatives sur la mise en œuvre des programmes ordonnés dans l'Auto 098, ni sur les mesures législatives et de politique publique ordonnées pour prévenir, promouvoir et protéger les droits des femmes défenseures des droits humains. Par conséquent, le tribunal a conclu à un faible niveau de conformité avec les mesures de l'Auto 098.

Importance de la jurisprudence: 

L'Auto 098 offre une analyse approfondie du rôle du patriarcat et de son lien avec l'utilisation punitive et de représailles de la violence sexuelle dans les conflits armés et les conflits en général. En effet, comme le souligne le rapport du Réseau-DESC « Transforming Conflict-Affected Situations for Women », en Colombie, la violence sexuelle a été utilisée comme tactique pour « déplacer de force les populations des zones minières ou agricoles lucratives et des zones d'importance stratégique pour le trafic de drogue ». Bien que cet arrêt porte sur la situation spécifique du conflit armé, il permet de surveiller et de gérer la situation des femmes les plus vulnérables en Colombie à l'heure actuelle. Cette surveillance, ainsi que la reconnaissance systémique de la manière dont le patriarcat opère dans la société colombienne de manière plus générale (en dehors du conflit armé), représente une étape importante vers la justice de genre. Le jugement ouvre également la voie en fournissant un guide clair pour résister à ces structures patriarcales grâce à un cadre basé sur les droits.