Ordonnance nº 006 de 2009

En 2004, la Cour constitutionnelle colombienne a statué sur l’affaire T-025, déclarant un état d’inconstitutionnalité concernant la situation de millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI) en raison du conflit armé. Cet état d’inconstitutionnalité découlait des violations massives des droits humains associées aux défaillances systémiques de l’État en matière de protection des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays. Afin d’y mettre un terme, la Cour a mis en place une structure de suivi qui comprenait de deux types de procédures : (1) des procédures spéciales afin d’évaluer les progrès réalisés par divers organismes publics, dans le cadre desquelles ces derniers étaient tenus de présenter périodiquement des rapports sur les modalités de mise en œuvre des injonctions de la Cour ; et (2) des autos de seguimiento (ordonnances de suivi), documents écrits supplémentaires émis par la Cour qui complétaient et précisaient les injonctions de la Cour dans l’affaire T-025, en mettant l’accent sur les groupes de personnes les plus vulnérables et affectées de manière disproportionnée par le conflit armé interne. La décision Auto 006 de 2009 est l’une de ces ordonnances, abordant de manière spécifique la situation des personnes en situation de handicap.

Date de la décision: 
26 jan 2009
Forum : 
Deuxième chambre de révision de la Cour constitutionnelle
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

La Cour a d’abord passé en revue la jurisprudence et les cadres juridiques nationaux et internationaux garantissant les droits des personnes en situation de handicap. Elle a mentionné plusieurs articles de la Constitution colombienne qui protègent les droits de ces personnes. L’article 13 protège « tout particulièrement » les personnes en situation de handicap, et l’article 47 impose à l’État de promouvoir des politiques visant à prévenir la discrimination à l’encontre des personnes en situation de handicap et la violation de leurs droits, à remédier à ces violations et à intégrer les droits de ces personnes de manière holistique dans le cadre plus large des droits humains. En outre, l’article 54 garantit le droit des personnes en situation de handicap à l’égalité des conditions de travail, en leur offrant des aménagements appropriés. Enfin, l’article 68 garantit les droits des personnes souffrant d’un handicap mental.

La Cour a ensuite pris note de la « jurisprudence abondante » de la Colombie en matière de droits des personnes en situation de handicap. En vertu de cette jurisprudence, l’État colombien est tenu de (1) sauvegarder le droit à l’égalité des personnes en situation de handicap par rapport à la population générale ; (2) promouvoir des politiques publiques pertinentes permettant l’intégration globale des personnes en situation de handicap sur un pied d’égalité ; et (3) accorder aux personnes en situation de handicap une attention particulière afin de tenir compte de la marginalisation et de la discrimination systématiques dont elles font l’objet en raison de leur handicap. En outre, la jurisprudence de la Cour classe la discrimination fondée sur le handicap en deux catégories : (1) les attitudes discriminatoires et (2) l’acte discriminatoire.

La Cour a relevé le grand nombre d’instruments internationaux visant à garantir et à protéger les droits des personnes en situation de handicap. Il s’agit notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, de la Convention relative aux droits de l’enfant, de la Convention interaméricaine pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les personnes handicapées et du Protocole de San Salvador. La Cour a également cité la « Déclaration sur les droits des personnes handicapées » de l’Assemblée générale des Nations Unies, ses « Principes pour la protection des personnes atteintes de maladie mentale et pour l’amélioration des soins de santé mentale », ainsi que ses « Règles pour l’égalisation des chances des handicapés ». En outre, la Cour a fait mention de l’Observation générale n° 5 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies sur l’égalité de traitement des personnes handicapées. Tous ces instruments appellent les États parties à mettre en œuvre des mesures préventives et de précaution à l’égard des personnes en situation de handicap et les obligent à prendre des mesures visant non seulement à instaurer la non-discrimination, mais aussi l’intégration complète des personnes en situation de handicap dans la société sur un pied d’égalité. 

En dépit des obligations qui incombent à la Colombie au niveau national et international, la Cour a constaté qu’en règle générale, les personnes en situation de handicap ne sont pas considérées comme une catégorie protégée au sein de la société colombienne et qu’elles sont donc rendues « invisibles dans la pratique ». Cette invisibilité se manifeste notamment par l’absence de collecte de données exhaustives et cohérentes sur le nombre et la situation des personnes déplacées en Colombie qui souffrent d’un handicap. La Cour a constaté que les informations relatives au pourcentage de personnes en situation de handicap étaient incohérentes et insuffisantes. Par exemple, le Registre unique des personnes déplacées fait état de seulement 15 411 personnes en situation de handicap au sein de la population déplacée. En revanche, le ministère colombien de la Sécurité sociale a signalé que la population déplacée comptait 24 252 personnes en situation de handicap, chiffre qui reste toutefois assez peu élevé. 

La Cour a estimé que l’absence de réflexion sur le handicap est un indicateur fort qui explique le manque d’informations sur le nombre de personnes en situation de handicap au sein de la population déplacée. Elle a noté que « puisque les personnes en situation de handicap ne sont pas vues, on présume qu’elles ne sont pas là, et donc elles ne sont pas prises en compte ». Par exemple, de nombreux sondages visant à collecter des informations auprès des populations déplacées ne posent pas de questions sur le handicap. Lorsqu’ils le font, ils utilisent souvent des catégories imprécises ou une caractérisation des handicaps à laquelle les répondants au sondage ne s’identifient pas. Enfin, la Cour a observé que le manque d’information et d’éducation sur les droits des personnes en situation de handicap en général peut avoir pour conséquence que les personnes concernées ne savent pas qu’il s’agit d’un aspect à signaler et qu’elles peuvent revendiquer les droits correspondants. 

Le manque d’informations constitue un obstacle supplémentaire à la bonne prise en compte par l’État de la grave situation des personnes en situation de handicap dans le contexte du conflit armé et des déplacements de population, laquelle, déjà extrêmement difficile, est aggravée par une marginalisation et une exclusion aiguës. 

La Cour a noté que non seulement le conflit armé contribue à aggraver les handicaps existants, mais qu’il en crée également de nouveaux. La Cour a identifié les risques associés au conflit armé, notamment le risque que le handicap soit accentué en raison de facteurs tels que les explosions de mines, les tirs croisés, les incidences psychologiques, la faim, la malnutrition et la perte du soutien familial ; le risque d’être abandonné en raison de son handicap ; et l’incapacité physique de fuir les situations de danger.

Cette situation est encore exacerbée dans le contexte des déplacements de population, qui expose les personnes déplacées en situation de handicap à l’exclusion du bénéfice des aides en raison des préjugés structurels et de la discrimination de la part des agents publics ; à des obstacles physiques et en matière de transport (ainsi qu’à des problèmes liés aux distances à parcourir) lorsqu’elles tentent d’accéder aux centres d’aide ; à des obstacles en matière d’accès à l’information et de communication (beaucoup pensent qu’il existe des protections accrues au-delà du droit à la santé) ; et à la perte du réseau de soutien (elles peuvent être considérées comme un fardeau pendant le déplacement ce qui accroît le risque d’être abandonnées). La Cour a également relevé que les personnes souffrant de handicaps psychosociaux sont les plus touchées par le conflit armé et les déplacements, mais qu’elles sont les moins bien prises en charge en raison d’une « absence totale » de compréhension de la santé mentale. 

La Cour a porté son attention sur certains groupes susceptibles d’être affectés de manière aggravée par les déplacements de population. Il s’agit des enfants, des personnes âgées, des femmes et des filles, ainsi que des personnes autochtones. Selon les conclusions de la Cour, les femmes en situation de handicap sont particulièrement exposées au risque d’invisibilisation. Elles ne bénéficient d’aucune différence de traitement, bien que leur expérience soit différente. 

Concernant les enfants, la Cour a relevé les graves obstacles auxquels les enfants en situation de handicap sont confrontés lorsqu’ils tentent d’avoir accès à l’éducation. Il s’agit notamment de barrières physiques qui leur empêchent d’entrer dans les bâtiments scolaires, ainsi que de l’absence d’aménagements en faveur des élèves en situation de handicap, comme le recours au braille ou aux aides visuelles. La Cour s’est également penchée sur la situation des personnes qui s’occupent des membres de leur famille et sur la manière dont l’inaction de l’État en matière de protection des droits des personnes en situation de handicap les touche. Par exemple, la Cour a souligné que l’absence d’un filet de sécurité sociale en faveur des personnes en situation de handicap a des répercussions disproportionnées sur les mères chefs de famille, qui doivent assumer la responsabilité de s’occuper de leurs enfants en l’absence de toute aide publique. Elles sont ainsi empêchées d’entrer sur le marché du travail et de gagner de l’argent, elles ne bénéficient d’aucun soutien psychologique et n’ont pas le temps de s’adonner à des loisirs ou de se reposer.

En évaluant la réponse des autorités, la Cour a constaté que, bien que certains efforts aient été déployés par ceux-ci pour documenter la situation des personnes déplacées en situation de handicap, ceux-ci ne comportaient pas de mesures concrètes visant à améliorer les conditions. Par exemple, la Cour n’a pu trouver dans les plans concernant les personnes en situation de handicap élaborés par les autorités aucune information sur la manière de remédier aux obstacles à l’obtention d’aides liés aux préjugés des agents publics, ni aucune information sur la manière de faire face à la désintégration des familles incluant des membres en situation de handicap en raison du conflit armé et des déplacements en cours. Les rapports des autorités se limitent à souligner l’existence d’une politique nationale sur le handicap, mais ne prévoit aucune mesure concrète pour remédier à la situation observée. 

La stratégie nationale n’a pas eu de résultats significatifs. Par exemple, bien que la majorité des personnes en situation de handicap aient besoin d’une formation professionnelle pour entrer sur le marché du travail, seulement 713 d’entre elles ont bénéficié d’une telle formation. En outre, les autorités ont identifié 5 814 personnes en situation de handicap ayant besoin d’un logement, mais seulement 1 372 personnes ont reçu l’aide des pouvoirs publics pour obtenir un logement approprié.

En conséquence, la Cour a ordonné les mesures suivantes : (1) améliorer la collecte d’informations sur la situation des personnes déplacées en situation de handicap ; (2) concevoir et mettre en œuvre un nouveau programme axé sur la prévention des risques spécifiques encourus par les personnes en situation de handicap dans le cadre du conflit armé ; (3) mettre en place cinq programmes pilotes sur la prévention et la protection des personnes déplacées en situation de handicap ; et (4) accorder une réparation individuelle à 15 personnes qui ont sollicité une aide en raison d’un handicap.

La Cour a fixé un délai de six mois pour la conception et la mise en œuvre du nouveau programme et a imposé les exigences minimales suivantes : communication d’informations précises et complètes sur les itinéraires de fuite et organisation de formations sur la manière la plus sûre de fuir, en tenant compte des handicaps ; mise en place de formations destinées aux agents publics pour les inciter à détecter les handicaps, à poser des questions à ce sujet et à s’abstenir de tout préjugé ; mise en place de programmes de formation professionnelle destinés aux personnes en situation de handicap ; renforcement des services sociaux destinés aux personnes déplacées en situation de handicap ; éducation du public sur le handicap et les droits/protections accrus accordés à cette communauté ; et mise à disposition de logements appropriés dans des espaces d’accueil après le déplacement. En outre, la Cour a noté que le programme doit être spécifique, qu’il doit garantir la continuité à l’avenir, qu’il doit inclure des critères clairs de progrès ainsi que des systèmes pour corriger les défaillances des actions définies, et qu’il doit inclure la présentation de rapports et un suivi de façon périodique. Au cours du processus de conception, les autorités doivent inviter la société civile nationale et internationale à participer activement, en particulier les personnes en situation de handicap et les organisations qui défendent leurs droits.

Application des décisions et résultats: 

Dans sa décision Auto 173 de 2014, la Cour a fait le suivi des mesures prescrites dans le cadre de sa décision Auto 006 concernant les personnes en situation de handicap dans le contexte du conflit armé et des déplacements forcés. S’agissant des populations critiques parmi les personnes déplacées en situation de handicap, la Cour a constaté que les enfants en situation de handicap continuent d’être exclus de manière importante et que le croisement des identités liées à l’âge et au handicap continue de produire des situations préoccupantes, étant donné que les personnes âgées ne reçoivent parfois aucune aide de l’État.

La Cour a constaté certains progrès en matière de collecte d’informations sur les personnes déplacées en situation de handicap. Par exemple, un critère relatif au handicap a été intégré au sondage de 2011 sur les personnes déplacées, ainsi qu’à d’autres formulaires administratifs relatifs à la population déplacée. Le regroupement de données provenant de divers organismes a également permis d’obtenir des chiffres plus réalistes et plus précis sur les personnes en situation de handicap au sein de la population déplacée. Néanmoins, la Cour a estimé que cela restait insuffisant. Le nombre de personnes en situation de handicap continue d’être sous-estimé, ce qui donne l’impression erronée que peu de personnes déplacées souffrent d’un handicap et limite par conséquent la capacité de l’État à examiner la situation d’un point de vue intersectionnel et à améliorer les conditions de manière globale.

Concernant les cinq programmes pilotes sur la prévention, la Cour a constaté que, bien qu’ils aient été mis en œuvre, l’État n’a pas appliqué les mesures prescrites par la Cour portant sur les exigences minimales. Surtout, l’État n’a pas intégré ou impliqué les membres de la communauté déplacée souffrant d’un handicap. En outre, les objectifs et les étapes n’étaient pas clairement définis et les informations recueillies n’étaient pas correctement organisées. 

Quant à la création du nouveau programme, il a débuté avec un an et demi de retard, en 2011, ce qui constitue, selon la Cour, un « retard injustifié ». L’avancement du programme a été entravé par le manque de collecte d’informations spécifiques. Par exemple, l’État ignorait toujours le pourcentage adéquat de logements mis à disposition par l’État pour les personnes en situation de handicap dans leurs nouveaux sites d’accueil. Dans la pratique, ce manque d’informations empêchait de surmonter les obstacles auxquels les personnes en situation de handicap sont confrontées lors des déplacements. Ainsi, la Cour a estimé qu’aucun progrès réel n’avait été réalisé en termes de prévention et que l’État avait violé l’une des exigences en n’impliquant aucun membre de la communauté dans la conception du programme. 

Importance de la jurisprudence: 

La Cour a essayé d’identifier en quoi les obstacles rencontrés par les personnes en situation de handicap dans le contexte d’un déplacement forcé ne sont pas monolithiques et comment leur situation se croise avec d’autres éléments de leur identité et circonstances qui entraînent des contraintes distinctes et disproportionnées.