Ordonnance no. 005 de 2009

En 2004, la Cour constitutionnelle de Colombie a rendu un jugement dans l'affaire T-025, déclarant inconstitutionnelle la situation de millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays (PDI) en raison du conflit armé. Cette inconstitutionnalité découlait des graves violations des droits humains liées aux défaillances systémiques de l'État dans la protection des PDI à l'intérieur de leur propre pays. Pour remédier à cette situation inconstitutionnelle, la Cour a établi un mécanisme de suivi composé de deux types de procédures : (1) des procédures spéciales visant à évaluer les progrès accomplis par divers organismes publics, qui étaient tenus de soumettre des rapports périodiques sur leur mise en œuvre des ordonnances de la Cour ; et (2) des autos de seguimiento (ordonnances de suivi), des documents écrits supplémentaires de la Cour qui développaient et clarifiaient les ordonnances de la Cour dans l'affaire T-025, mettant particulièrement l'accent sur les groupes de personnes les plus vulnérables et les plus durement touchés par le conflit armé interne. L’ordonnance 005 de 200 est l'une de ces ordonnances, se référant spécifiquement à la situation des Afro-Colombiens déplacés de force.

Date de la décision: 
26 jan 2009
Forum : 
Cour constitutionnelle de Colombie, deuxième chambre de révision
Type de forum : 
Domestique
Résumé : 

Cette affaire concerne une ordonnance de suivi visant à garantir la protection des droits de la population afro-colombienne déplacée, en accord avec la précédente déclaration de la Cour dans l'affaire T-025 de 2004, qui avait évoqué un « état de fait inconstitutionnel » entourant la situation de la population déplacée de force. Conformément à la décision T-025, la Cour avait établi que le gouvernement colombien avait la responsabilité de préserver les droits de la population afro-colombienne déplacée à l'intérieur du pays, mettant en exergue que, « étant donné le contexte historique de marginalisation et de ségrégation auxquelles les Afro-Colombiens étaient confrontés, ils méritaient une protection spéciale de l'État. » La Cour avait conclu que le gouvernement avait systématiquement enfreint les droits de cette population déplacée et lui avait ordonné de mettre en place des mesures pour protéger les territoires et les communautés afro-colombiennes, tout en prévenant les déplacements forcés et en remédiant à ces situations.

La Cour a entamé son analyse en examinant la jurisprudence colombienne ainsi que les cadres juridiques qui garantissent les droits des Afro-Colombiens en tant que groupe bénéficiant d'une protection spéciale. La Constitution colombienne octroie aux Afro-Colombiens une « protection spéciale » de la part de l'État en raison de la discrimination historique et systémique dont ils ont été victimes. Cette protection englobe la préservation de leurs droits à la souveraineté territoriale, notamment la propriété collective, à une identité culturelle distinctive comprenant leur histoire, leurs traditions et leurs coutumes qui les distinguent des autres groupes ethniques, ainsi qu'à la non-discrimination. D'autres dispositions veillent à garantir leur accès à la participation, au progrès socio-économique, à l'éducation et à l'organisation communautaire dans le but de préserver leur identité culturelle. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne va également dans ce sens, en déclarant inconstitutionnelle toute action de l'État discriminatoire à l'encontre des Afro-Colombiens en raison de leur race ou de leur origine ethnique.

Les obligations internationales de la Colombie soutiennent également la reconnaissance du statut de « protection spéciale » des Afro-Colombiens. Cette protection est garantie par des instruments tels que la Déclaration universelle des droits de l'homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention américaine relative aux droits de l'homme et la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail.

La situation des Afro-Colombiens dans le contexte des déplacements forcés demeure peu connue, en grande partie en raison à la fois de la discrimination structurelle et des caractéristiques particulières de la communauté afro-colombienne. Par exemple, de nombreuses communautés ont choisi de demeurer sur leurs terres, faisant face aux menaces pour leur sécurité et résistant ainsi aux déplacements. En conséquence, en raison de la distance par rapport aux zones urbaines où réside la plupart de la population, l'État a eu des difficultés à recueillir des informations précises sur leur situation. De plus, ceux qui ont quitté temporairement leurs terres ancestrales sont souvent revenus rapidement, ce qui a rendu complexe le suivi de ces mouvements.

Malgré une sous-déclaration grave, la population afro-colombienne constitue une part significative des personnes déplacées. En 2007, 14 % de la population déplacée était d'origine afro-colombienne, tandis qu'en 2003, ce chiffre n'était que de 6 %.

Les déplacements ont eu un impact considérable sur la qualité de vie des Afro-Colombiens, notamment en ce qui concerne le logement et la stabilité financière. Avant le déplacement, environ 60 % de la population afro-colombienne était propriétaire de son logement. Après le déplacement, ce taux de propriété au sein de cette communauté a chuté à environ 3,5 %, tandis que le taux de location a grimpé à 33 %. De même, avant le déplacement, environ 71 % des Afro-Colombiens étaient employés et financièrement stables. Cette situation a été inversée après le déplacement, avec environ 74 % de chômeurs et seulement 3,2 % d'Afro-Colombiens qui ont réussi à maintenir un emploi.

Selon la Cour, l'impact accru du déplacement sur cette population découle de trois facteurs principaux : (1) la discrimination structurelle et la marginalisation basées sur la race ; (2) les projets nationaux de développement économique menés sur les terres afro-colombiennes, notamment la monoculture et l'exploitation minière, qui ont entraîné la cession de territoires pour lesquels les communautés afro-colombiennes n'ont pas pu obtenir de titres collectifs ; et (3) les garanties constitutionnelles précitées n'ont pas été effectivement appliquées lors de l'occupation des terres et de la violence perpétrée par les factions armées pendant le conflit interne, conjuguées à l'absence de l'État pour protéger les droits collectifs de propriété foncière.

De plus, la Cour a identifié divers risques ayant également contribué à l'impact disproportionné du déplacement sur la communauté afro-colombienne. Ces risques englobent notamment : (1) les atteintes à l'autonomie territoriale ; (2) la destruction des territoires collectifs ; (3) les violations de multiples droits humains, tels que la souveraineté territoriale, le droit à la participation, l'autonomie, l'identité culturelle, le développement conformément aux aspirations culturelles propres à la communauté, la sécurité, la souveraineté alimentaire, ainsi que divers droits civils, politiques, sociaux et culturels ; (4) l'intensification du racisme et de la discrimination ; et (5) l'incapacité à faire respecter leur droit au consentement libre, préalable et éclairé  (CLIP).

La Cour a conclu que le déplacement avait porté atteinte à l'autonomie territoriale des Afro-Colombiens de plusieurs manières. Tout d'abord, il avait rendu complexe l'obtention de titres de propriété pour des terres qui n'avaient pas encore été reconnues comme territoire collectif. De plus, il avait exposé les terres déjà titrées au risque d'être perdues. Enfin, la Cour avait souligné le danger que leurs territoires soient occupés par des individus entreprenant des activités néfastes pour l'environnement, notamment l'exploitation minière.

Quant aux multiples violations des droits humains, la Cour avait constaté que le logement constituait un défi de taille, étant donné que 80 % des Colombiens résident dans des zones urbaines, caractérisées par des espaces considérés inappropriés pour la vie sociale ou familiale. Cette situation aggrave les conditions de marginalisation et de pauvreté. De plus, cet environnement urbain met en péril leur identité culturelle, car les marqueurs culturels et naturels y sont absents, et ils sont confrontés à l'intolérance envers leurs coutumes et leur culture, au racisme dans leur nouvel environnement, ainsi qu'au chômage résultant de la discrimination. En outre, les Afro-Colombiens se heurtent à un manque de soutien institutionnel et à une discrimination dans l'accès à l'aide humanitaire destinée aux personnes déplacées. Par exemple, ils ne reçoivent pas d'informations sur la manière d'obtenir de l'aide, ne sont pas inclus dans le registre officiel des personnes déplacées, et il n'existe pas de procédures différenciées tenant compte de leur situation spécifique dans une société marquée par le racisme.

Le déplacement porte également atteinte au droit des Afro-Colombiens au consentement libre, préalable et éclairé (CLIP). La Convention 169 de l'Organisation internationale du Travail (OIT) garantit certains droits aux groupes autochtones et tribaux, notamment le droit à l'égalité. Elle assure également le droit à la participation, à la consultation et au consentement, visant à protéger l'intégrité culturelle des communautés et à garantir les droits à un environnement sain et à un développement durable, adapté à leur culture. Cette convention s'adresse aux groupes autochtones et tribaux, leur permettant de définir leurs propres priorités en fonction de leur mode de vie, de leurs croyances, de leurs institutions et de leur bien-être spirituel, tout en ayant un contrôle sur leur bien-être socio-économique et culturel. De plus, la Convention 169 garantit les droits fonciers des groupes autochtones et tribaux, et en cas de déplacement, elle prévoit la possibilité de retourner sur leurs terres ancestrales. Si le retour n'est pas possible, ils doivent avoir accès à des terres de qualité équivalente jouissant d'un statut juridique protégé. Cependant, aucune de ces garanties ne se reflète dans l'expérience des Afro-Colombiens déplacés, et bon nombre d'entre eux sont exposés à de multiples menaces pour leur vie, leur santé et leur sécurité personnelle lorsqu'ils envisagent de retourner sur leurs terres ancestrales.

La Cour a jugé que la réponse de l'État en ce qui concerne la population afro-colombienne était insuffisante. Les protections constitutionnelles dont ils bénéficient en tant que groupe spécialement protégé ne correspondaient pas à la réponse gouvernementale désorganisée, fragmentée et insatisfaisante face à la situation du déplacement forcé. Par exemple, en ce qui concerne les graves violations du droit au logement, la Cour a mis en évidence une situation en 2001 où environ 521 familles avaient besoin d'un logement conforme à ce droit, mais le gouvernement n'a construit que 108 maisons, dont beaucoup ont été abandonnées en raison de leur mauvaise construction et de leur détérioration, entraînant même la mort d'un enfant en raison des défaillances structurelles du bâtiment.

La Cour a ordonné au gouvernement de créer et de mettre en œuvre des plans spécifiques pour la protection de la population afro-colombienne, comprenant notamment un plan d'aide humanitaire immédiate, des stratégies spécifiques pour prévenir les déplacements, un programme pour réduire la discrimination à l'encontre de la population afro-colombienne, un plan pour fournir un logement et des moyens de subsistance aux personnes déplacées, un plan de protection et de renforcement du tissu social et culturel des communautés afro-colombiennes, un plan de retour des Afro-Colombiens déplacés sur leurs terres d'origine, un plan visant à garantir une meilleure délimitation des terres afro-colombiennes conformément à la loi 70, ainsi qu'un plan de suivi et d'évaluation continue de ces mesures.

Application des décisions et résultats: 

L’ordonnance 266 de 2017 a effectué un suivi de l’ordonnance 005 et a constaté un niveau de conformité insuffisant. Plus spécifiquement, en milieu urbain, la communauté afro-colombienne demeure exposée à des problèmes tels que la prostitution forcée, l'extorsion par des acteurs armés, les intimidations, les menaces de mort par des acteurs armés, ainsi que des déplacements en milieu urbain provoqués par des problèmes de sécurité, d'insécurité alimentaire, l'occupation par des acteurs armés, et les déplacements dus à des projets de développement.

D'autres ordonnances, telles que l'ordonnance du 18 mai 2010 et l'ordonnance 163 de 2020, se penchent spécifiquement sur la situation des communautés afro-colombiennes originaires des régions du Curvaradó et du Jiguamiandó. Elles examinent plus particulièrement les obstacles auxquels cette communauté déplacée est confrontée lorsqu'elle tente de retourner sur ses terres d'origine. L'ordonnance 073 de 2014 analyse également la situation des communautés afro-colombiennes originaires de la région pacifique de Nariño.

Importance de la jurisprudence: 

La Cour constitutionnelle colombienne a reconnu que la situation de déplacement avait un impact disproportionné sur la population afro-colombienne et a renforcé les droits de cette population en ce qui concerne un territoire collectif, l'intégrité culturelle, ainsi que les droits humains fondamentaux tels que la non-discrimination, la vie et la dignité humaine. En mettant en évidence les lacunes de l'approche gouvernementale, la Cour a mis en avant la nécessité de mettre en place des initiatives de déplacement qui prennent en compte les besoins spécifiques sur le plan culturel de la communauté afro-colombienne.

Pays : 
Décision: